Hamadi Redissi est enseignant à Sciences-po, à l'université de Tunis. Penseur, chercheur universitaire et spécialiste de la question islamiste, il est l'auteur de L'Exception islamiste, ou encore de La Tragédie de l'Islam moderne et de nombreux ouvrages qui portent un regard critique sur le rapport entre Islam et modernité. Dans cet entretien, il commente les violences survenues récemment en Tunisie. - Dans votre ouvrage phare, vous avancez le concept de l'exception islamique ; pouvez-vous résumer cette notion pour les lecteurs d'El Watan ? L'exception islamique était d'abord un thème politique qui posait la question de savoir si l'Islam comme culture, comme type anthropologique pouvait s'accorder avec les valeurs de la démocratie. C'est cela la question de l'exception islamique ; cette exception se dédoublait en une multitude d'entorses aussi bien économique, sociale, culturelle et idéologique, de sorte que l'exception islamique devienne une problématique. Pourquoi l'Islam est-il la dernière religion à résister encore à la modernité et à la démocratisation ? Voilà en gros la problématique ; mais je pense qu'avec la révolution tunisienne et ce qui se passe dans le monde arabe, nous sommes rentrés dans une autre phase qui peut éventuellement transformer les termes de la problématique. - Dans cette Tunisie en marche vers la démocratie, les islamistes s'invitent à leur manière à travers les actes d'intolérance enregistrés récemment ; est-ce que, selon vous, on peut parler aujourd'hui d'une menace islamiste en Tunisie ? C'est un peu trop dire peut-être, mais qu'il y ait des signes avant-coureurs inquiétants est indiscutable. Des femmes sont agressées, des individus mènent la «hisba», c'est-à-dire l'obligation à se conformer à ce qui est convenable et l'interdiction de ce qui est blâmable, moralisation sur les plages publiques, attaque des artistes et de la liberté de création ; ce sont de petites choses qui semblent isolées, mais qui ensemble font sens. Indiscutablement, les islamistes veulent la démocratie, mais sans la liberté, et ça, c'est un grand danger de l'exception islamique aussi. La démocratie comme procédure est acceptée, mais la démocratie comme valeur est négociée. - Quelle est la stratégie des partis tunisiens d'obédience islamiste ? Ont-ils compris la leçon de l'expérience algérienne et celle du 11 septembre ? Oui, ils ont beaucoup appris sur la question des moyens. Ils savent que la violence révolutionnaire et l'islamisation par le bas n'est plus le bon mode, donc ils ont estimé qu'ils pouvaient jouer un rôle à l'intérieur d'un système démocratique, et je pense que les islamistes tunisiens se sont bien adaptés à cette nouvelle réalité. Seulement, ce à quoi nous assistons aujourd'hui, et ça c'est important, c'est la création d'une ligne de fracture, qui est une stratégie islamiste qui consiste à opposer le bon au mauvais musulman. Il me semble qu'ils sont en train de mener campagne autour de cette thématique, parce qu'ils n'ont rien d'autre à proposer au niveau des questions sociales, économiques, culturelles, etc. - Les militants démocrates les plus aguerris que nous avons interrogés font la distinction entre les concepts islamisme, intégrisme et salafisme. Selon vous, est-ce une exception tunisienne ou une confusion due à l'ignorance du phénomène ? D'abord, ce n'est pas une exception tunisienne, c'est une catégorisation à caractère général. D'abord, il faut abandonner le terme intégrisme parce qu'il ne va pas enrichir le débat ; le terme est propre à la religion catholique, alors oublions ça. On peut parler d'Islam radical ou d'islamiste. En Tunisie, je ne dis pas qu'il a fait sa reconversion démocratique, c'est exagéré. Il a encore un double langage, et il fait dans l'ambiguïté fondamentale. Seulement, comme ça a été pendant longtemps le principal parti politique, sa modération lui a aliéné une partie de sa base sociale qui a trouvé refuge dans le salafisme, c'est-à-dire des gens qui veulent revenir aux temps anciens. Ceux-là ont eu beaucoup de procès durant la période Ben Ali, alors que les islamistes ont été réprimés durant les années 1990, et donc ce sont les salafistes qui ont occupé le terrain abandonné par les islamistes et repris leur langage des années 1980 ; c'est comme si en Algérie un nouveau FIS réapparaissait et reprenait le discours de la violence révolutionnaire de Abassi Madani et Ali Benhadj. Voilà la distinction en Tunisie, il y a An Nahdha, mais il y a aussi deux nouveaux partis : Tahrir (le parti de la libération créé en 1947) et les salafistes qui sont encore plus rigoureux dans leur accoutrement et la pratique religieuse. Mais, politiquement, ils sont moins expérimentés qu'An Nahdha, c'est pour ça que les Tunisiens font une distinction beaucoup plus empirique que théorique. - Dans cette équation, est-ce que la Tunisie d'en bas, la Tunisie des grands ensembles d'habitations périphériques, est une inconnue pour vous ? Oui, c'est la grande inconnue. Tous les sondages créditent les islamistes de 15% d'intentions de vote et même plus ; seulement, ces sondages se basent sur 30% de l'électorat, des gens qui savent déjà qu'ils vont voter et nous savons que 60 à 70% de Tunisiens ne vont pas voter. Donc, les grands ensembles de la capitale et des villes, qui abritent environ 70% de la population tunisienne, vont jouer un grand rôle. Seulement, faute encore de véritables sondages, nous ne savons pas. Et puis, la campagne n'a pas encore commencé et, d'ici là, il peut y avoir d'autres rebondissements.