Kazuko Shiojiri est née en 1944 à Okayama City au Japon. Elle est professeur à l'université de Tsukuba. Docteur d'Etat en littérature, elle est aussi spécialiste de la religion musulmane. Elle est l'auteure de cinq livres sur l'Islam et a vécu et travaillé dans plusieurs pays musulmans. Ce qui fait d'elle la plus grande spécialiste de l'Islam au Japon, voire en Asie. Rencontrée à Tokyo au siège de la Japan Foundation, elle nous a accordé cet entretien. L'Expression: Vous affirmez, dans vos interventions, que le Japon est le premier pays où a eu lieu la séparation entre religion et Etat. Pouvez-vous nous parler des fruits du choix de la laïcité dans votre pays? Kazuko Shiojiri: La laïcité au Japon est le fruit d'une introspection sur le Shinto national, qui a eu lieu après la Seconde Guerre mondiale. C'est la particularité de la laïcité japonaise. Comme l'Etat reconnaît la liberté religieuse garantie par la Constitution, il n'y a pas d'entraves aux activités religieuses individuelles. On peut s'habiller d'une façon religieuse, ou manifester clairement son appartenance à une religion même dans les lieux publics. Pourtant, sur la scène politique, la laïcité est invoquée nerveusement. Les visites des ministres au sanctuaire shinto Yasukuni ou encore les dépenses liées aux cérémonies traditionnelles aux frais de l'Etat sont toujours critiquées. C'est pourquoi, nous pouvons affirmer que le Japon est le premier pays à avoir séparé la religion, de l'Etat. Il en résulte que le peuple japonais ne s'intéresse pas aux religions, et qu'on assiste à un phénomène social de désaffection du public pour les religions. En conséquence, la question de la conservation des cultures traditionnelles et de l'identité japonaises se pose. Vous écrivez également que le dialogue et les négociations, y compris avec les extrémistes, sont le seul moyen de parvenir à la paix. Pouvez-vous étayer cette affirmation? La résolution de guerres ou de conflits, une fois qu'ils ont éclaté, est toujours très difficile. Il est impossible d'éliminer tous les terroristes par la guerre contre le terrorisme comme c'est le cas aujourd'hui. Il ne faut pas oublier qu'ils sont, peu ou prou, appuyés par les peuples dans la société des régions auxquelles ils appartiennent. Nous ne devons pas oublier que même les terroristes aiment leurs pays et que comme les armées d'Etats le font à la guerre, ils consacrent leur vie pour leur peuple. Bien que personnellement je m'oppose au terrorisme comme à la guerre, je ne pense pas qu'on puisse considérer les terroristes simplement comme des criminels. Kenji Isézaki, professeur à l'université des langues étrangères de Tokyo, qui a oeuvré pour le désarmement en Afghanistan et aussi travaillé en Afrique, affirme qu'il faut négocier pour met-tre fin aux guerres. Je suis tout à fait d'accord avec lui et pense que pour que les gens ne meurent plus de la guerre ou des conflits, le meilleur moyen de les résoudre est le dialogue. Toutes les religions ont été tolérantes et intolérantes, à un moment ou un autre de l'histoire. Ce qui vous pousse à écrire que les religions se ressemblent. Pouvez-vous nous éclairer davantage? Bouddha, Jésus, et aussi Mohammed, ne nous ont pas enseigné à tuer des hommes. Al-Qur'ân explique «Celui qui a tué un homme qui, lui-même n'a pas tué, ou qui n'a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s'il avait tué tous les hommes: et celui qui sauve un seul homme est considéré comme s'il avait sauvé tous les hommes(5:32).» Mais au cours de l'histoire, il est incontestable que beaucoup de gens ont été tués au nom des religions. Si l'on s'attache uniquement à la doctrine, toutes les religions sont paisibles, tolérantes et visent à sauver les âmes des hommes et pardonner leurs péchés. Il a pu arriver, quand ces religions opéraient comme institution sociale, qu'on exclue comme ennemis de la société ceux ayant une croyance différente, les hérétiques ou les apostats. Ceci est dû au fait qu'on a pu interpréter le dogme comme opérant une distinction entre les hommes, ce qui a conduit à considérer ces personnes comme non-humaines. Aujourd'hui, il faut que nous apprécions le côté paisible et tolérant des religions, et que nous utilisions leurs idéaux pour la promotion de la paix dans le monde. Pensons par exemple au Congrès des religions mondiales et aux différentes conférences et dialogues interreligieux. Je souhaite que tout le monde comprenne les deux aspects des religions et insiste sur le meilleur pour réaliser la paix mondiale. Vous plaidez pour le dialogue interculturel et interreligieux, pourquoi et comment ce dialogue peut-il être mené en tenant compte du contexte compliqué actuel? Du point de vue historique, il est clair que les guerres ou les conflits ont tendance à éclater entre des peuples de cultures ou de religions différentes. Aujourd'hui, en particulier à l'époque de la mondialisation, il nous faut récolter des informations et des connaissances sur les autres cultures et religions, se comprendre les uns les autres afin de contribuer à la paix dans le monde. Depuis toujours, on dit que, «la connaissance est la force». A cette fin, il est très important pour nous de se rencontrer et dialoguer le plus possible. Pourquoi vous intéressez-vous tant à l'Islam alors que la communauté musulmane au Japon est très faible? Ce qui m'a entraînée sur le chemin de la théologie islamique est que je me suis spécialisée dans les études de langue arabe à l'université et que l'Islam est une religion mondiale. Cela n'a aucun rapport avec le nombre de musulmans présents au Japon. Comme je me suis intéressée au christianisme, il n'a pas été difficile pour moi de comprendre l'Islam qui a des traditions sémitiques communes. D'autre part, je m'étais spécialisée dans la théologie classique du VIIIe au XIIe siècle. Cette époque durant laquelle l'empire islamique avait développé une culture et une civilisation particulières tout en adoptant les cultures des pays voisins, peut servir de modèle pour le dialogue et la coexistence aujourd'hui. Il est passionnant de voir comment ils ont étudié, développé et appliqué dans la pensée islamique, les sciences grecques, le judaïsme, le christianisme ou encore les philosophies perse et indienne. Aujourd'hui, nous avons beaucoup à en apprendre. Quelle idée ont les Japonais de l'Islam et des musulmans? Comme il n'y a pas de longue histoire de relations entre le Japon et le Moyen-Orient, à part un petit nombre de spécialistes, la grande majorité des Japonais ne sait pratiquement rien sur l'Islam. Beaucoup de gens sont enclins à croire aux images déformées de l'Islam apportées de l'Occident. Cependant, le nombre de musulmans originaires des pays asiatiques, a augmenté. Au Japon, on commence à en trouver parmi nos voisins. D'ailleurs, depuis les attentats du 11 septembre, beaucoup de gens veulent savoir ce qu'est l'Islam. Maintenant, on nous demande de plus en plus des connaissances précises sur cette religion. Vous travaillez sur la religion musulmane depuis quarante ans, pouvez-vous nous dire comment a évolué votre vision et votre conception par rapport à l'Islam? Comme j'ai eu l'occasion de faire aussi bien des recherches que des rencontres, je me suis trouvée dans une position très favorable pour étudier et comprendre les idées de l'Islam. J'ai pu non seulement me rendre dans de nombreux pays musulmans, mais aussi y habiter longtemps et me lier d'amitié avec beaucoup de musulmans et de chrétiens. Comme je l'ai dit plus haut, il faut que nous considérions les deux aspects des religions, je ne pense pas qu'on puisse dire qu'une religion est meilleure qu'une autre. En soutenant le pluralisme religieux posé par John Hick, je respecte l'Islam et accorde une grande importance à mon amitié avec des musulmans. D'autre part, je voudrais y contribuer en tant que spécialiste. Dans le cadre de vos recherches sur l'Islam, vous avez visité un nombre considérable de pays musulmans, avez-vous constaté des différences notables en matière de pratique de l'Islam? Puisque je ne me suis pas rendue dans des pays musulmans d'Asie, je ne peux vous donner mes impressions que sur le Moyen-Orient. Je pense qu'il y avait autrefois une assez grande diversité de coutumes, selon les endroits. A mesure que le mouvement de renouveau de la foi ou/et le traditionalisme ont pris de l'ampleur, il me semble que la diversité des coutumes s'est estompée peu à peu. En particulier, j'ai l'impression que récemment, la tenue des femmes musulmanes tend à s'uniformiser. Cependant, il est particulièrement intéressant d'observer le net contraste en Afrique du Nord, en particulier en Tunisie, entre les femmes s'habillant à l'occidentale et celles qui choisissent la tenue islamique traditionnelle. Vous avez publié plusieurs livres sur ce sujet. Pouvez-nous faire un bref résumé de vos ouvrages et dire quel est votre objectif en les écrivant? Puisque je m'étais spécialisée dans la théologie classique du VIIIe au XIIe siècle, l'objectif de mes publications sur l'Islam, consiste à fournir aux Japonais des connaissances élémentaires sur l'Islam, les méthodes de pensée nécessaires au dialogue inter-religieux et des études objectives sur les problèmes contemporains de l'Islam. J'ai l'intention de publier davantage les résultats de mes recherches sur les profondes pensées islamiques du point de vue des études religieuses comparatives. Dans ce but, je dois me consacrer encore à mes études sur la théologie et les pensées islamiques ainsi qu'à la formation des étudiants à l'université.