L'architecture de l'Assemblée constituante tunisienne est enfin connue avec la fin, jeudi, des opérations de dépouillement après un long processus de comptage des voix justifié par des raisons techniques. Le parti islamiste Ennahda caracole en tête des résultats avec 41% des voix lui donnant 90 sièges à l'Assemblée constituante. Pas assez, toutefois, pour disposer de la majorité dans cette institution dont la mission est d'élaborer une nouvelle Constitution pour la Tunisie, élire un président de la République et former un gouvernement chargé de gérer, pour une année, les affaires courantes du pays. Les quatre autres partis de la gauche tunisienne : le Congrès pour la République (CPR), Ettakatol, le Parti démocrate progressiste (PDP) et la coalition du Pôle démocratique moderniste (PDM), ont engrangé 73 sièges qui devraient venir s'ajouter aux sièges d'Ennahda pour former la majorité à l'Assemblée constituante. Personne n'avait parié un seul dinar tunisien sur l'arrivée des islamistes au pouvoir. L'image d'Epinal de la Tunisie moderniste, tournée beaucoup plus vers l'Occident que vers l'Orient, respectueuse de la liberté de culte et de conscience, était partout citée en exemple dans les démocraties occidentales. C'est dire combien les peuples peuvent-ils être imprévisibles ! Et leur vote aussi, quand ils reprennent la parole et leur destin en main. Face à ce scénario que personne n'attendait, l'erreur serait de céder à la tentation facile de jeter l'opprobre sur les Tunisiens et de les punir pour leur vote de dimanche. La classe politique tunisienne, la société civile porteuses des valeurs de modernité et de démocratie se doivent, au contraire, de méditer les résultats de ce scrutin et saisir le message profond des Tunisiens qui n'est pas forcément d'ordre religieux. Car sur ce plan, même les partis de gauche comme le CPR de l'opposant Marzouki revendiquent leur «attachement aux valeurs arabo-musulmanes». Ils n'ont, par conséquent, pas de leçon à recevoir du parti Ennahda auquel ils dénient le monopole de la spiritualité. Les Tunisiens ne s'en laisseront pas conter aussi facilement pour abandonner leurs acquis civilisationnels, rassure-t-on. Forts de cette conviction, les partis de gauche qui acceptent – une décision mal comprise par certains milieux – d'intégrer le jeu politique aux côtés d'un parti islamiste affichent une sérénité à toute épreuve, qui désarçonne à l'étranger. Pour ces forces politiques, le peuple reste le meilleur rempart pour défendre les acquis de la Révolution chèrement acquise contre toute tentation obscurantiste. L'armée, qui avait refusé, comme en Egypte, de tirer sur la foule, s'interdit de s'impliquer dans le débat politique. Le premier test de vérité pour Ennahda qui a reçu, hier, les félicitations de l'UE, sera déterminé par le contenu de la nouvelle Constitution. Ennahda n'a pas reçu un chèque en blanc des Tunisiens. Les émeutes qui ont éclaté jeudi et qui se sont poursuivies hier à Sidi Bouzid, berceau de la Révolution du jasmin, à la suite de l'invalidation des listes du richissime milliardaire du mouvement de la Pétition nationale sont le signe que le résultat du scrutin du dimanche ne sont pas une fatalité de l'histoire. La démonstration est faite que les forces vives tunisiennes demeurent extrêmement vigilantes pour défendre, demain, avec la même force, les acquis de la Révolution contre ses fossoyeurs de tous bords.