Ce texte n'existe que pour susciter une réflexion libre. La décision d'écrire sur l'Algérie est un effet d'actualité, elle prend sa source dans la demande des peuples de tous les pays arabes démocratiques et libres et trouve sa résonance avec ce que plus de 30 années de pratique clinique m'ont enseigné dans la rencontre avec des patients algériens venus se faire soigner ou travailler en France. Cet examen clinique est une critique, mais une critique du seul point de vue de la psychanalyse. Je prends pour fil conducteur les propos entendus à l'écoute des Algériens. Rappelons que le savoir psychanalytique est déterminé comme un «mi-dire», l'inconscient ne dit pas tout. L'Algérie est depuis toujours dans un Etat d'émergence, d'implosion, de crise violente latente. Aussi, il est plus que nécessaire de faire un diagnostic clinique de cette crise où les non-dits des Algériens et leurs tentatives de dissimulation sont une mascarade, au sens étymologique du terme : «mascarata» en italien signifie «masque», et nous sommes tentés de dire «masque de souffrances». Ce terme évoque le déguisement, voire l'accoutrement ridicule, mais aussi (nous dit le dictionnaire) une mise en scène hypocrite, trompeuse. L'Algérie et ses non-dits sont-ils un masque ? Un leurre ? Tout dans les non-dits renvoie à la dissimulation et à la tromperie. Ce n'est pas un hasard si nous avons en commun une histoire de la dissimulation, du contournement, voire du détournement du sens qui confine au mensonge collectif. La façon dont est intériorisé psychiquement ce déni de la réalité se retrouve partout. Ce sont des conduites de censure et d'oubli. Pourtant, rien n'est plus signifiquatif quant à la connaissance profonde de la vie psychique que le matériel censuré, rien n'a plus de sens que l'oubli. L'histoire de l'Algérie est une histoire amnésiée et amnistiée. Nous savons qu'il n'a jamais été accordé aux Algériens, durant toute leur histoire, une réflexion politique, véritable, aboutie, c'est-à-dire une tradition d'esprit, de culture critique, ni au sein de la famille ni au sein de la cité. Ceux qui parlent le langage de la vérité sont rares, et les personnes qui ont essayé de le faire hier comme ceux qui s'essaient à le faire actuellement, soliloquent avant d'être éliminés, bannis ou tués. Dans l'acte quotidien du vivre ensemble, la censure agit alors comme un mécanisme de défense contre l'angoisse. Le choix du silence, de l'enfermement, de l'oubli de la mémoire reste dicté par la peur intérieure du sujet. Combien de fois ai-je entendu en posant de simples questions les réponses suivantes : «Ah toi, tu veux comprendre ? Pourquoi tu veux comprendre ? C'est comme ça, il n'y a rien à dire ni à comprendre en Algérie !» Même si la vérité n'est qu'un «mi-dire», elle est depuis longtemps frappée d'interdit pour chaque Algérien entre lui-même et lui-même, et au sein de sa propre famille. D'ailleurs, dans la majorité de celles-ci «on ne se parle pas, on ne dit pas, on ne doit pas dire ; par contre, on hurle, on crie, comme si la surdité (ici comme symptôme) faisait partie du quotidien. Le refoulement, la répression des affects, la frustration sont des composantes incontournables. C'est un état de détresse psychique face à l'épreuve de la réalité. Elle est occultée autant par les dirigeants que par les dirigés. «Pour se soigner, il faut corrompre, pour vivre simplement, il faut corrompre... On ne sait plus qui nous sommes et où l'on va... Le chirurgien qui m'a opéré m'a dit que j'avais une bombe dans le ventre qui a implosé...» «Nous, les Algériens, nous sommes le problème, un problème...» «Qui sait répondre à la question : c'est quoi être Algérien ?». «On sait que celui qui dit qu'il a le pouvoir ne l'a pas...» «La rente pétrolière masque le fait qu'il n'y a pas d'économie dans ce pays...» «Les clans au pouvoir sont la conséquence du vide démocratique et du nationalisme pathologique...» Dans la réalité, le terme «dire» est inapproprié, car l'Algérien, vaniteux, orgueilleux, crie, hurle, se tord, éructe, s'écorche et se déchire de ne pas pouvoir se projeter dans le présent et encore moins dans l'avenir. Il ne supporte qu'un état : être dans des faux-semblants, en recherche de sens et de repères. Ici l'aliénation entretient une intimité avec la passion triste, c'est-à-dire la haine de soi, le hors de soi, l'exode de soi. Proscrire ou censurer toute parole ou pensée, c'est barrer, bloquer, inhiber les capacités du sujet à résoudre sans fin les contradictions dont son être pour soi et pour autrui est tissé. Nous savons que les questions les plus pressantes sont occultées par le refoulement, c'est-à-dire par un «je ne veux rien savoir». La négation de l'être algérien par le pouvoir colonial hier et prolongé aujourd'hui par le pouvoir des clans provoque le silence avec un dédoublement de la personnalité. Ce clivage fait des Algériens des «fracassés de la tête» avec un déni de la réalité, un refus du réel doublé d'un imaginaire sclérosé. L'Algérien, nerveux, vit et s'épuise dans un monde qui le déracine et l'éloigne de lui-même. Logorrhée et violence forment alors la matrice de la fuite en avant pour ne pas penser. C'est un comportement schizophrénique, s'il en fût. C'est une recherche d'intériorité, alors que le comportement névrotique est une recherche d'unité pour s'adapter au monde. Freud définissait ainsi la pensée schizophrénique : «Les schizophrènes traitent les choses concrètes comme si elles étaient abstraites». Les manifestations psychiques (comportement violent, agressif, inhibition, perte du sens de la vie et de repères sociaux, théâtralisme, stéréotypies et spécialement les manifestations à caractère anti-social) sont conditionnées par l'ambiance sociale du pays, où la corruption est partout, de haut en bas. Chez les «égarés de la tête», un état central d'hallucination négative est à l'œuvre à travers le détournement et le refoulement de la réalité. En conséquence, ils ne peuvent parvenir à aucune représentation imaginaire d'eux-mêmes. Cet espace est occupé par un vide, un état qui n'est ni la vie ni la mort. Cette folie prend un sens par rapport à une rupture généalogique : les Algériens sont alourdis par des amarres ignorées de leur identité. La clé de voûte est absente : si l'Algérie est une nation, qui est alors symboliquement le père légitime de cette nation, le seul capable d'établir des repères ? Nous savons que l'histoire de la colonisation comme celle du mouvement de Libération nationale peuvent schématiquement s'inscrire dans celle de la transmission des non-dits. Les années passent : les petits secrets sont toujours là et les grands scandales masqués. Il n'est pas difficile d'identifier et de dater les ruptures violentes de ce pays : autant de moments où s'affrontèrent les conceptions différentes d'être géniteur «d'enfants illégitimes», de supporter et d'accepter tacitement que les pères deviennent pairs sans proposer de repères aux Algériens ; autant de moments où se jouèrent et où se jouent encore, jusqu'à l'extrême actualité, les résidus des non-dits. Il nous semble que la politique n'est rien d'autre que l'incarnation publique de la fonction paternelle, aux seules fins qu'il puisse y avoir une fonction maternelle, et non pas cette caricature actuelle du pouvoir opaque en place qui n'est qu'un prête-nom, un «snobisme de la canaille», pour reprendre l'expression de Proust. Dans les non-dits, on perçoit la brutalité opaque du temps présent, temps de l'oppression feutrée de toute pensée ou de toute parole égarée hors des codes en usage, où le mensonge est omniprésent. Il nous semble qu'une analyse ou une critique de l'opacité de l'Etat, en tant que forme sociale fantasmatique structurante, est nécessaire. La conception même de l'autorité en Algérie est à remettre en cause, à ce niveau, sans pour autant que cette remise en cause implique une permutation des rôles et des statuts qui aujourd'hui ne valent que ce que les clans au pouvoir veulent qu'ils valent, à savoir... rien. La tradition intellectuelle, depuis Platon en passant bien sûr par l'élaboration hégélienne, considère qu'avant la constitution de l'instance réfléchie qu'est l'Etat, il n'y a pas de politique, et qu'en dehors même de cet Etat, il n'y a pas non plus de politique. Marx, en détruisant la théorie de l'Etat développée par Hegel, montre que ce n'est pas l'instance suprême, mais un produit de la société, en fonction des modalités de celle-ci. Marx a donc commencé par libérer le politique à travers une critique matérialiste de l'Etat. Toute destinée humaine ne se structure qu'à condition que le désir soit non pas la loi, mais accordé à la loi, ce qui est la fonction même de la métaphore paternelle et de la castration. Le désir dans le règne néolibéral est devenu jouissance sans limites. Le pouvoir algérien réside dans un désir sans loi. C'est ainsi qu'aucun Algérien ne croit à une parole quelle qu'elle soit, venant de ce pouvoir. Libérer les Algériens des clans au pouvoir ne suffit pas à leur donner accès à la place de sujets désirants et le retour du bâton ne tardera pas, sous forme de passages à l'acte divers, d'affrontements imaginaires où la loi du plus fort l'emporte : par exemple, d'étranges règlements, ou des listes noires, voire des violences barbares comme celles vécues durant la décennie noire 1990-2000. Il est vraiment temps que les Algériens entreprennent une véritable psychanalyse du nationalisme algérien. Il est vraiment temps qu'ils reconstruisent une vérité de leur propre vérité culturelle. Ils en ont été dépossédés ; or, ce qui n'a pas été symbolisé revient dans le réel et d'une manière féroce. En Algérie, nous sommes devant une «culture-malaise». C'est l'apologie sans arrêt répétée de la violence. Elle pose la question de la défaite de la parole et du vide politique. C'est une «nécessité de devenir», disait Jean Cavaillès. Devenir libre dans une démocratie, dans un Etat de droit dûment nommé. L'Algérie a besoin d'un cadre symbolique et institutionnel qui permette un «dire» de la loi et de sa fonction de tiers-garant dans la relation entre des personnes et des groupes, face au triple jeu rival des identités, des envies et des intérêts. Etre soi-même, penser librement avec soi et avec les autres est la première tâche d'une transition démocratique. Le premier pas de cette transition, celui qu'il ne faut pas manquer, doit être précédé de la rupture des amarres avec les non-dits, de la plongée dans le monde commun. Faire ce geste, c'est se battre avec soi-même et pour soi-même, avec et contre l'opacité régnante du pouvoir en place. C'est sur cette étroite ligne de crête, entre deux profonds précipices, que se situent les possibilités d'une transition. La sortie de l'Algérie de la crise et de la violence ne peut se faire qu'au prix d'une transformation des comportements. Le respect de l'autre pas plus que la démocratie ne sont pas naturels, ils sont le résultat d'un effort inouï de culture et d'éducation. Selon quelles modalités ? Par la mise en place de dispositifs relationnels permettant une écoute analytique collective. Une écoute où de la parole libre pourra jaillir et s'exprimer la parole vraie. «La liberté, c'est faire que règne un monde, en une ébauche qui le projette par-delà l'existence», nous dit Heidegger. La liberté se manifeste dans l'acte de fonder et fonder, c'est d'abord instituer, c'est-à-dire faire librement régner un monde qui se définit alors comme une transcendance. Il s'agit de se redécouvrir comme sujet de parole dans une structure symbolique et sociale, en abandonnant les refuges fantasmatiques comme ceux de l'enfant qui croit posséder toute la puissance du monde et qui impose aux autres les excréments dont il jouit. Pour conclure provisoirement, imaginons l'histoire suivante : un général se reposant après une bataille, campe avec son armée. Levant les yeux, il voit un homme assis au-dessus de lui sur le haut d'une colline. En colère, il l'interpelle : «Mais qui es-tu pour te permettre de t'asseoir au-dessus de moi ? Monsieur, répondit l'homme, vous me demandez qui je suis. Sans me dire qui vous êtes ? Je suis le général de cette armée. Et qui est au-dessus de vous ? Mon ami le maréchal. Et au-dessus de votre ami le maréchal ? Le clan qui soutient le président. Et au-dessus du clan qui soutient le président ? Il n'y a que Dieu qui soit au-dessus. Et au-dessus de Dieu ? Rien n'est au-dessus de Dieu ! Et moi, je suis ce rien, dit l'homme.»