Le nom de Makhloufi serait-il prédestiné à la réussite sportive ? Après Rachid, immense joueur qui marqua le football français et algérien, voilà que des décennies plus tard, surgit Taoufik, étoile filante du cosmos olympique. Pour autant que nous le sachions, aucun lien de parenté entre les deux, sinon leur cousinage national et leur appartenance à la grande famille mondiale des sportifs de talent. «Makhloufi» signifie littéralement «le remplacé». Mais il peut avoir aussi le sens de «ressuscité», de «rendu», voire de «régénéré». On pourrait considérer que Taoufik a remplacé Rachid. On pourrait dire qu'il s'est ressuscité après son éviction des J.O. la veille même de l'épreuve du 1500 m On pourrait aussi penser que le nouveau champion a régénéré l'espoir des Algériens, denrée de plus en plus rare sur le marché des valeurs morales. Mais, bon, au-delà des noms et des mots, il y a trois choses qui m'ont particulièrement interpellé. La première est socio-humaine. La découverte de Taoufik Makhloufi, qui était bien caché, dirait-on, et qu'aucune prévision probablement espérée de médaille ne signalait, a révélé un grand champion. Mais elle a aussi révélé un brave garçon, travailleur, humble, bien élevé, posé, etc. Du coup, il a balayé le cliché terrible de la jeunesse algérienne que l'on présente le plus souvent dans les excès, les travers et le désespoir stérile où l'on a bien voulu l'amener. Bien sûr, dira-t-on, combien de Taoufik Makhloufi sur 75% de la population ? Mais il n'est pas question ici de performance olympique. Il s'agit de signaler qu'il existe des jeunes gens et des jeunes filles, bien éduqués et tout et tout, qui traversent avec dignité et persévérance des épreuves, certes non olympiques, certainement pas célèbres, mais tout aussi admirables dans la compétition scolaire, sociale, professionnelle ou autre que leur impose notre dur pays. Des fils et des filles «de famille», comme on dit chez nous et d'ailleurs ailleurs. Combien sont-ils ? Peut-être plus qu'on ne le pense, car, ainsi que l'affirme l'oncle Tahar, l'épicier philosophe de mon quartier, «on ne voit que ceux qui sont perdus et font du bruit». Avec son visage serein, son sourire discret, sa chemise blanche et sa cravate noire, émouvant de simplicité, Taoufik vient nous rappeler que la véritable «redjla», telle que pratiquée à ses origines, est loin d'être agressive et tonitruante. En devenant le nouveau roi olympique du 1500 m, Taoufik a gagné discrètement un autre titre que la presse n'a pas encore révélé : il est devenu le gendre idéal des familles algériennes. Faites donc un sondage auprès des jeunes filles et de leurs mères ! Que notre champion se garde simplement de ne pas perdre la tête, du fait de la gloire de ses pieds ni de coincer sa main dans les stratégies matrimoniales qui vont se développer autour de lui. La deuxième est technico-sociologique. Dans la conduite particulièrement maîtrisée et intelligente de sa course, un moment-clé est celui où Taoufik Makhloufi, avant d'entamer son envolée finale, doit se libérer de l'étau de deux de ses concurrents qui l'encadrent latéralement, tels des gardes du corps zélés. Un ami, versé dans les techniques du demi-fond, m'a expliqué, avec force exemples et démonstrations, comment les athlètes se préparaient à cette désincarcération en mouvement. Convaincu de ses enseignements, je n'ai cependant pas pu m'empêcher, en voyant toutes les prises de vue différentes du geste de Taoufik, de penser qu'il ne relevait pas seulement de la science de l'athlétisme. J'y ai vu, comme vous me lisez, la grande tradition de l'esquive socio-physique que tout Algérien de base doit perfectionner tout au long de sa vie pour se faufiler dans les logements surpeuplés, sur les trottoirs bondés, dans les transports en commun, dans les chaînes humaines face aux guichets ou magasins… Ce fruit d'un long apprentissage – plus subtil qu'il n'y paraît – au sein de la pénurie commerciale ou de la pagaille administrative, rien ne m'ôtera dans l'idée que Taoufik y a recouru pour pouvoir s'extraire du peloton, glissant une épaule perpendiculairement à l'axe de son bassin, prenant le risque d'une torsion en spirale de son corps quand les pointes métalliques de ses chaussures d'athlète s'enfonçaient dans le tartan. Je l'ai imaginé, entres autres, à la gare routière de Souk Ahras, devant rejoindre Alger en urgence, au milieu d'une petite foule s'empressant devant la porte du seul autocar disponible. Y aurait-il là une voie à creuser pour que le génie de nos contraintes existentielles puisse être mêlé au savoir-faire universel ? En tout cas, l'histoire nous prouve que seuls les peuples qui ont réussi cette jonction ont réussi tout court. La troisième est géo-historique. La médaille a été remise à Taoufik par deux Marocains célèbres dans le demi-fond mondial : Saïd Aouita et Nawal El Moutawaqil. Au passage, on peut se rendre compte que nos voisins accompagnent réellement la carrière post-sportive de leurs champions quand Morceli, Boulmerka ou Benida Merrah semblent exclus du protocole olympique. Cela dit, les déclarations chaleureuses de Aouita et Hichem El Guerroudj à l'égard de la performance de Makhloufi honorent leur sentiment maghrébin et vient nous rappeler, en ce cinquantenaire de l'indépendance, que l'un des objectifs importants de la déclaration du 1er Novembre 1954 était l'édification du Maghreb. Un vieux rêve que la réussite de Taoufik et la réaction de ses pairs marocains vient caresser avec une pointe acérée de déception. Mais, se demande-t-on, d'où vient cette réussite maghrébine dans le demi-fond ? Est-ce parce qu'en Afrique du Nord, nous n'allons jamais au fond des choses et que, par nature et culture, nous détestons le court et que le long nous horripile ? La distance d'un kilomètre et demi aurait-elle une prévalence dans notre univers maghrébin ? Est-ce une aptitude ancrée dans nos gènes qui avait vu par exemple les tirailleurs nord-africains s'illustrer dans la bataille décisive de Monté Cassino durant la Deuxième Guerre mondiale ? Est-ce nos modes d'alimentation et d'existence ? C'est le genre de questions qui n'ont pas de réponses mais qui méritent d'être posées. Toujours est-il que Taoufik s'est avéré un pourvoyeur industriel de joie quand celle-ci est si difficile à naître. Moment de grâce où un seul homme peut faire du bien à des dizaines de millions de ses semblables. Ni la littérature ni même la science ne peuvent en faire autant, en tout cas aussi vite et aussi massivement. La politique encore moins. Un moment n'est qu'un moment, mais durant celui où a retenti Qassaman, bien exécuté, faut-il le dire, j'ai cru voir passer dans le ciel du stade mythique de Wembley, l'ombre de Mastanabal, notre premier champion olympique, ce fils de Massinissa ayant remporté vers 164 avant J.-C. une course hippique aux Jeux d'Athènes, et celle de Bouguerra El Ouafi, ouvrier émigré, originaire de Ouled Djellal, qui devint le premier Algérien des Jeux olympiques des temps modernes à glaner une médaille d'or à Amsterdam en 1928.