Chadli Bendjedid est le second ex-président de la République que perd l'Algérie en l'espace de six mois. Si Ben Bella, disparu en avril dernier, est arrivé au pouvoir par un coup de force politico-militaire contre ses compagnons d'armes, à l'opposé, Chadli Bendjedid doit son poste de chef de l'Etat à ses pairs qui, pour assurer une succession sans heurt de Houari Boumediène, l'avaient choisi au motif qu'il était le plus âgé des officiers supérieurs, ou, pour reprendre la formule d'usage, «le plus ancien dans le grade le plus élevé». Il s'agissait en fait pour les colonels de l'ANP de l'époque d'arbitrer dans le conflit qui opposait Abdelaziz Bouteflika à Mohamed Salah Yahiaoui revendiquant tous deux la succession de l'homme du 19 juin 1965. Dès son entrée en fonction, Chadli Bendjedid comprit qu'il fallait desserrer mais de quelques tours seulement l'étau qui bridait la société algérienne. Sa première décision a été de lever l'oppressive autorisation de sortie du territoire instaurée, sur le modèle soviétique, par le régime incarné par le Conseil de la révolution. Cette décision a été saluée comme une «levée d'écrou nationale» par l'ensemble de l'opinion. Mais le nouvel occupant d'El Mouradia a d'un autre côté suscité une méfiance des intellectuels de gauche qui avaient apporté «un soutien critique» à Boumediène à partir des décrets portant Révolution agraire et surtout après les débats sur la Charte nationale (1976). Puis il décida de s'attaquer aux pénuries des biens de consommation en lançant un programme d'importation de biens dont certains tout à fait superflus. Chadli Bendjedid se lancera dans un ambitieux programme d'aménagement du territoire en traçant un certain nombre de tronçons autoroutiers. Cette ouverture béante sur une nouvelle économie, qui ne relevait ni du libéralisme ni d'un abandon de l'économie dirigiste «planifiée» en usage depuis le plan triennal 1967-1970, a déverrouillé les pratiques économiques et commerciales en usage depuis l'indépendance. Mais dans la brèche, se sont engouffrés les pires aventuriers tapis dans le système et jusque-là bridés par une bureaucratie pointilleuse et une douane procédurière. A mesure que croissait la classe des affairistes, s'amenuisaient les classes moyennes. Puis ce fut l'affaissement général. En 1986, la chute brutale des prix des hydrocarbures replongea le pays dans la précarité économique et sociale. Au plan politique, il ne fut pas un réformateur de conviction. Il laissa le FLN régner jusqu'en 1989, comme au temps de son prédécesseur, ne consentant à réduire sa mainmise sur le pays que sous la contrainte. Lorsque sur les pavés de la capitale puis de toutes les autres villes d'Algérie coula le sang de centaines d'Algériens et que la torture réapparut comme au temps du colonialisme, Chadli Bendjedid promulgua alors une Constitution introduisant le multipartisme politique. Le vent démocratique qui souffla dans le pays permit l'éclosion de nombreuses formations partisanes et d'une presse indépendante. Mais la société était déjà gangrenée par un autre mal pernicieux, que Chadli Bendjedid ne combattit pas en son temps, et qu'il toléra même, pour des raisons de pouvoir, l'islamisme politique. Sa cécité politique fut aggravée par sa décision de légaliser et de lui offrir du FIS, parti qui avait portant affiché bien auparavant son arrogance et ses intentions de «purification» de la société algérienne. Le mal était fait. Comme la violence verbale s'installa et que de nuages sombres s'amoncelaient à l'horizon, Chadli Bendjedid se rendit à l'évidence qu'il devait démissionner. Les militaires qui prirent les destinées de l'Etat et de la nation en main sous la poussée de la société civile, lourdement inquiète, interrompirent un processus électoral programmé pour octroyer le pouvoir législatif au FIS, et donc le pouvoir. Pris de court, les intégristes passèrent à la seconde phase de leur stratégie : la généralisation de la violence et de la terreur. Elle dura une dizaine d'années avec son horrible cortège de morts, de blessés et de traumatisés. C'est durant la décennie 80 que le système du parti-Etat a été ébranlé, mais c'est lors de cette période que l'Algérie vécut sa seconde déchirure après celle du colonialisme français. Le poids des événements a été finalement trop lourd sur les épaules de Chadli Bendjedid qui n'a pas manœuvré pour arriver au pouvoir mais qui n'a pas su le transformer dans le sens de la modernité et de la démocratie. Mourir le jour d'après le 5 octobre, quel destin pour l'homme qui a été l'acteur principal de l'une des plus sombres journées de notre histoire moderne ! Chadli n'aura pas dédicacé son livre-mémoire au SILA 2012, comme il l'avait prévu, son destin tumultueux en a voulu autrement. Il aura eu néanmoins ce mérite d'avoir témoigné.