Un baluchon bien coincé entre les jambes, Jaber Al Hariri hoche sa tête coiffée d'un keffieh rouge, à droite puis à gauche, à l'affût d'une «connaissance» pour lui confier le précieux «colis». Zaâtari (frontière syrienne). De notre envoyé spécial
Nous sommes en face du portail d'accès au plus grand camp de réfugiés syriens en Jordanie. «Je n'ai pas de laissez-passer, je ne peux donc pas m'y introduire pour remettre ces quelques couvertures et un peu de nourriture à mes proches qui sont là-bas.» Jaber est dépité en ce mardi glacial de décembre, jour de réception des visites familiales dans ce goulag des réfugiés syriens. Dépourvu d'un sauf-conduit, il sait, comme ces centaines d'hommes et de femmes souvent accompagnés d'enfants en bas âge, qu'il lui sera impossible de franchir l'imposant portail d'entrée au milieu de cette forêt de policiers qui filtrent les accès. Un engin militaire, sur lequel est juchée une mitrailleuse, invite les visiteurs d'un jour à ne pas tenter le diable… De temps à autre, Jaber quitte son modeste baluchon pour chercher du regard quelqu'un qui voudrait bien le transmettre à sa famille et ses proches à l'intérieur du camp. A côté de lui, son neveu, Wael, la trentaine à peine, les pommettes en feu à cause du froid, fait le guet, lui aussi. Au moins deux fois par semaine, ces centaines de Syriens bravent les balles du régime d'Al Assad en enjambant la frontière syro-jordanienne pour arriver jusqu'à ce camp, situé à 15 km de la ville de Mafraq, dans le nord du royaume hachémite. D'ici, la ville martyre de Deraa, d'où est partie la révolte, n'est qu'à 29 petits kilomètres. A une portée de fusil… Les mardis et les vendredis sont des journées d'angoisse pour ces Syriens qui vivent déjà l'enfer au quotidien à Deraa, Homs, Damas, Idleb et toutes ces villes brusquement sorties de l'anonymat pour raconter la chronique sanglante d'un pays en feu. Ici, c'est un tout autre drame humain que raconte le camp des réfugiés de Zaâtari d'Al Mafraq qui s'étire sur 7 km2. Plus de 83 000 personnes ayant fui la guerre, avec enfants et parfois sans bagage, vivotent sous des tentes de fortune mises à leur disposition par les différentes agences des Nations unies, notamment le HCR. «Vous savez, j'ai vécu à l'intérieur pendant trois mois, jusqu'à septembre dernier, et croyez moi, c'est à peine supportable. Nos frères jordaniens font ce qu'ils peuvent, qu'ils en soient remerciés, mais c'est extrêmement difficile de nourrir et de loger des milliers de personnes qui n'ont pratiquement rien. Je vous laisse deviner le froid qu'il fait à l'intérieur des tentes, surtout la nuit…» Jaber, un homme-courage La soixantaine bien entamée, Jaber a du mal à cacher son émotion. N'ayant pu supporter la «vie» dans le camp, il a dû prendre un logement en location à Zarqa, à la périphérie de Amman, pour mettre sa petite famille au chaud. «Grâce à Dieu, j'ai quelques ressources qui m'ont permis de sortir ma femme et mes enfants de ce camp, mais je ne peux m'empêcher de venir aider du mieux que je peux à mes proches qui sont encore là-bas», dit-il à voix basse, désignant de sa main la longue route fraîchement bitumée qui mène vers l'entrée du camp. L'histoire de cet homme originaire de Deraa raconte à elle seule le drame de n'importe quel Syrien dont la vie a viré subitement au cauchemar. Jaber vient d'être informé que deux missiles de l'armée d'Al Assad ont transformé, la veille, son atelier transformation de marbre en poussière. «Que voulez-vous que je fasse ? S'il faut passer par là pour que nos frères combattants renversent ce régime, eh bien tant pis pour moi. Nous devons tous participer à cet effort, je suis un Syrien libre, victime de ce régime, je dois apporter ma contribution à la révolution quitte à tout perdre», lâche Jaber, touché comme sa marbrerie, mais nullement abattu. Et pour cause, il raconte avec une fierté non feinte le sort, pourtant triste, de son fils cadet, Mohamed, âgé de 18 printemps, qui vient d'être amputé d'une jambe, touché par un obus. «Il est dans une clinique à Amman, grâce à Dieu il a un bon moral malgré ce qui lui est arrivé. Regardez comme il est jeune (Jaber nous montre la carte d'identité de son fils puis se tait un moment avant de reprendre son récit). C'est mon plus jeune enfant, il a décidé de s'engager dans l'Armée syrienne libre, l'ASL, comme ses trois frères, je ne pouvais l'en empêcher… C'est notre pays, on doit tout faire pour le libérer !» Son neveu et compagnon d'infortune, Wael, affiche la même conviction et le même engagement pour la révolution : «Moi je viens juste remettre ces quelques couvertures à mes parents qui sont dans le camp, je rejoindrai juste après les rangs de mes frères (les rebelles, ndlr) à Deraa.» Wael est un peu contrarié de devoir patienter quelques heures devant le poste de police du camp de Zaâtari, dans l'espoir de tomber sur une personne de son entourage munie du fameux laissez-passer. «Même si nous sommes en guerre chez nous à Deraa, nos cœurs sont ici. Nous pensons nuit et jour à nos proches qui vivent dans des conditions extrêmes. Faites un tour à l'intérieur et vous verrez de vos propres yeux les souffrances des gens, surtout les enfants», témoigne Wael, transi de froid dans son survêtement beige portant l'écusson du Barça. S'aguerrir au camp pour aller… guerroyer Il est du reste facile d'imaginer la vie à l'intérieur de cet immense camp «fleuri» de milliers de tentes au beau milieu de nulle part… Le camp de Zaâtari est en effet un terrain désertique, situé à la croisée des chemins qui mènent aux frontières jordano-irakienne à l'est et jordano-syrienne à l'ouest. Des voitures immatriculées dans les différents pays du Golfe, et évidemment à Damas, Homs, Idleb, Deraa, affluent vers ce centre d'accueil des réfugiés syriens, qui grossit chaque jour un peu plus pour atteindre une «population» de près de 85 000 âmes. Près de 9000 nouveaux réfugiés sont arrivés au camp de Zaâtari depuis le début de l'année 2013, selon Ammar Al Hammoud, responsable du dossier des réfugiés syriens pour le gouvernement. A mesure que les combats font rage dans les villes syriennes et que les bombardements s'intensifient, des centaines de civils préfèrent sauver leur peau, quitte à ranger leurs os dans les tentes gelées du HCR à Zaâtari. D'autres, par contre, qui n'ont pu supporter la vie dans le camp, ont repris le chemin en sens inverse vers la Syrie, pour aller guerroyer afin de «libérer notre pays». Comme Wael, ils sont des centaines de jeunes à avoir été «aguerris» par les conditions très dures dans le camp : «C'est vrai que nous sommes loin des combats et des bombardements ici, mais la vie est insupportable avec ce climat, la promiscuité et le rationnement de la nourriture. Beaucoup ont donc préféré reprendre leur kalachnikov pour faire la guerre, peut-être allons-nous libérer notre pays et vivre heureux chez nous.» Pour Wael, le choix est vite fait. Il en veut pour preuve le manque de nourriture et de couvertures pour ces milliers de ses compatriotes qui ont provoqué plusieurs émeutes à l'intérieur même du camp. «Vous savez, l'autre jour, la police jordanienne même a usé de gaz lacrymogènes pour disperser un mouvement de foule, des mécontents qui n'ont pas obtenu leur quota de couvertures. Cela arrive fréquemment tant le HCR a du mal à contenter tout le monde alors que le gouvernement de Jordanie n'a pas les moyens de faire face à ce rush», raconte notre jeune homme, redevenu fatalement rebelle. Le camp de Zaâtari, qui abrite presque le tiers des réfugiés syriens en Jordanie (380 000), dépend des aides internationales. Or, malgré les appels incessants du royaume hachémite et les SOS lancés par les agences des Nations unies, les donateurs ne se disputent pas au portail de Zaâtari. Les pétrodollars du Qatar et de l'Arabie Saoudite sont certes très visibles chez les rebelles syriens, mais on ne voit pas leur couleur ici, au camp de réfugiés…