Il s'en est allé comme il a vécu : à pas de velours. Abderrahmane Madoui s'est éteint la semaine dernière, à l'âge de 88 ans. On ne verra plus sa frêle silhouette, ombre glissante, la tête coiffée d'un calot d'astrakan, descendant la rue El Ouali Mustapha Sayed (ex-Debussy), ou arpentant Didouche Mourad, jamais loin du Télémly où il habitait. L'enfant d'El Eulma emporte avec lui tout ce qu'il a été, ne laissant rien aux biographes. «Il est le père de M'Quidech», voici ce que l'histoire des humbles retiendra de lui. Pourtant, il fut autre chose que le fondateur de cette revue de «légende», où j'ai moi-même servi comme scénariste, dialoguiste et rédacteur en chef, trois ans durant, succédant à Lamine Merbah, un des piliers du cinéma et de la Télévision algérienne. Nous avions, entre autres, ceci de commun, Lamine et moi, d'avoir travaillé sous la direction de «L'homme à la pipe», comme on surnommait Monsieur Madoui, alors directeur des éditions de la SNED. J'y ai aussi connu et travaillé avec les précurseurs de la BD algérienne, dont je ne citerai pas les noms, de peur d'en oublier, qu'ils m'en excusent. C'est effectivement Abderrahmane Madoui, fraîchement nommé directeur, de ce qui n'était encore qu'un département de la SNED qui venait de naître de la nationalisation de la société Hachette et des messageries Mory notamment, qui a réuni un groupe de jeunes autour de Maz, pour lancer la première revue de bande dessinée algérienne et sans doute (aucun), du monde arabe et d'Afrique ! Mais, avant d'arriver au 51 rue Larbi Ben M'hidi pour fonder l'édition algérienne, Madoui avait, comme bien des gens de sa génération, apporté sa pierre au mouvement national en construction. Il avait 20 ans en 1945. Il était médersien, natif de Saint Arnaud (auj. El Eulma), pas loin de Sétif. Quand a grondé la colère populaire et que la mitraille a répondu en écho à ses revendications, Abderrahmane Madoui se trouvait là. Lui aussi militant du PPA, ainsi qu'il me l'a lui-même narré, il a assisté au carnage et à l'étripage de ses espérances patriotiques. Ces jours de fureur ont aiguisé ses sentiments nationaux, tout comme Kateb Yacine qui a vu son «humanitarisme... confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles», alors qu'il «n'avait que vingt ans», le jeune Abderrahmane, qui avait donc le même âge, subissait un choc impérissable «devant l'impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans», lui aussi ne l'a «jamais oublié» car là a dû «se cimenter (son) nationalisme». Comme Kateb, qui s'est engagé dans l'écriture journalistique, et alors que Jean Amrouche terminait son Eternel Youghourtha, Tawfiq El Madani son Hannibal, Madoui va écrire sa première pièce de théâtre en langue arabe classique, qu'il consacrera et qu'il intitulera Yughourtha. Pièce qui a immédiatement été interdite par la censure. De commissariat en tribunal, puis de prison en commissariat, Abderrahmane Madoui a, lui aussi, accompagné la lutte de libération dans des geôles colonialistes. Plus tard, après le recouvrement de l'indépendance, c'est Saïd Amrani, un autre militant PPA-MTLD, de la première heure, qui se trouvait à la tête de la SNED, qui le recrutera comme chef des éditions, avec pour mission de lancer un département qui deviendra plus tard l'Entreprise nationale du livre (ENAL). On ne peut pas oublier que c'est dans les modestes locaux du 51 rue Larbi Ben M'hidi que de jeunes talents ont été révélés avant, pour certains, d'internationaliser leur art et leur nom. Tahar Ouettar, Abdelhamid Benhaddouga, Ahlam Mostghanemi, Mouloud Achour, Nadia Guendouz, Djamel Amrani, Tahar Djaout, et bien d'autres, historiens, essayistes, poètes... des années 1960 et 1970 ont tous rencontré Madoui. Un jour, un touriste du nom de Roger Vilatimo (1918-1980), lui avait rendu visite pour lui proposer des romans d'espionnage. Ainsi naquit le «James Bond» algérien, Mourad Saber, l'agent SM 15 ! Pour la petite histoire, le «touriste» en question, fort sympathique au demeurant, m'avait raconté qu'il était une espèce de nomade de la plume et qu'il s'était spécialisé en quelque sorte dans ce boulot d'écrivain itinérant. Je me suis même laissé dire que son étape suivante, après l'Algérie, a été le Maroc, où notre «mercenaire de la pointe Bic» aurait créé un autre SM, comprendre agent de Sa Majesté. L'Algérie n'éditait pas des masses de titres à son époque, mais il est incontestable qu'Abderrahmane Madoui a encouragé et boosté, grâce à sa double culture, l'édition en Algérie. Les limites n'étaient pas les siennes. Elles étaient le fait de politiques. Son nom restera lié au livre et à la lecture. Il n'y a rien de plus noble à l'étage au- dessus.