Des hommes sillonnent le quartier du Sacré-Cœur, au centre d'Alger. Ils frappent aux portes et accostent les passants et les riverains pour les convaincre de la nécessité de signer une pétition visant la fermeture des deux bars-restaurants encore ouverts dans les environs. Dans la pétition proposée, les individus évoquent les nuisances causées par l'établissement et le caractère haram (illicite) de l'activité. Un comportement qu'on croyait révolu, mais qui existe toujours, apparemment. Ces actions visant les commerces de boissons alcoolisées sont de plus en plus nombreuses. Elles sont à l'origine de la fermeture de 2000 débits de boissons (bars, bars-restaurants et dépôts), depuis 2003. C'est ce qu'ont confirmé les représentants des gérants de ce type de commerces. Le chiffre est loin d'être exhaustif, puisque les gérants, par crainte de représailles, refusent de communiquer leur désarroi à leurs représentants. Ils n'acceptent de témoigner que de manière anonyme. «Je tiens à ce que mon nom ne figure pas, car si j'ai un problème avec l'administration, cette dernière s'acharnera encore plus contre moi. Sincèrement, des embûches avec les responsables locaux, je préfère m'en passer actuellement», souligne un représentant des commerçants exerçant dans le créneau. Le ministère du Commerce non plus n'a pas fourni le nombre de fermetures d'établissements exerçant dans le domaine. Selon le responsable de la communication de ce département, «il n'y a pas de classification des fermetures». «Nos services transmettent les chiffres globaux de tout type de fermeture», explique-t-il. Le nombre officiel des établissements fermés reste donc inconnu. Les gérants de débits de boissons se plaignent des pressions généralement injustifiées exercées par des groupes qui brandissent l'argument religieux pour remonter les riverains contre eux. «Les commerçants sont souvent victimes de ces groupes qui exercent leur diktat. Les autorités locales nous abandonnent à notre sort. Nous sommes livrés à nous-mêmes. A croire qu'il s'agit d'un commerce illégal qui n'est pas régi par des textes de la République», explique un représentant. Notre interlocuteur a rapporté le cas d'un gérant qui se faisait chanter par un élu local. «Cet élu n'a pas hésité à sévir, quand le gérant a refusé de lui livrer de la boisson gratuitement, comme c'était le cas auparavant. L'établissement a été fermé le lendemain», révèle-t-il, ajoutant que plusieurs cas similaires ont été enregistrés. «Le motif est souvent obsolète. On brandit n'importe quelle infraction pour fermer un bar, mais ce n'est jamais le cas pour les restaurants ou autres établissements ne servant pas de produits alcoolisés», s'indigne-t-il. Vingt requêtes ont été adressées aux représentants des débits de boissons pour dénoncer, dans la majorité des cas, des abus de pouvoir et des représailles. «Les gérants sont sous la loupe des autorités mais aussi dans le viseur des salafistes et autres groupes d'habitants encouragés par l'inertie des autorités, lesquels ne ratent aucune occasion de sévir pour faire fermer ces établissements.» Les commerçants se demandent d'ailleurs pourquoi les groupes de pression qui se cachent derrière le discours moralisateurs ne sévissent pas contre les trafiquants de drogue et autres produits prohibés. Vers la prohibition Selon M. Hamani, président de l'Association des producteurs algériens de boissons (APAB), une grande part des quantités produites de boissons alcoolisées va dans l'informel. Selon lui, chaque fermeture de bar favorise la création de trois débits clandestins. Certaines parties de l'administration se prêtent volontiers au jeu de ceux qui mènent des campagnes de fermeture. Si des professionnels ne peuvent pas exercer dans la légalité, c'est dans l'informel que les consommateurs dénichent leur produit, explique M. Hamani. «Personne ne peut quantifier les volumes écoulés dans le secteur informel. Nos commerciaux s'assurent que nos produits atterrissent dans les dépôts légaux, mais le suivi de l'itinéraire de nos boissons après cette étape est quasi impossible», explique M. Ifrak, secrétaire général à Tango Heineken Algérie, parmi les plus importantes brasseries du pays. Le volume de consommation de bière (tous producteurs confondus) est estimé annuellement à 1,2 million d'hectolitres. «Il est évident que si les débits réglementaires sont fermés, c'est dans l'informel que ces quantités seront écoulées», confirme-t-il. Le président de l'APAB prévient contre les risques de commercialisation de produits frelatés dans les débits clandestins. «Il y a des risques d'intoxication qui s'ajoutent aux activités illégales, comme le trafic de drogue et la prostitution qui échappent complètement aux services concernés. Des problèmes qui se posent moins au niveau des établissements réglementaires», ajoute-t-il.