Pas moins de 10 débits de boissons alcoolisées saccagés à La Madrague ces dernières semaines. Depuis les émeutes, le «couvre-feu» pour les dépôts est instauré à 19h au lieu de 22h. 1,2 million d'hectolitres de production nationale en boissons alcoolisées. Pour chaque bar fermé, c'est une buvette informelle créée. Six débits de boissons alcoolisées informels sont toujours en activité. A La Madrague, pour s'acheter quelques bières, il suffit de repérer le dépôt de boissons, garer à côté, faire sa commande, prendre sa marchandise, payer et partir en souriant. Faux. Il faut s'assurer que personne n'est dans les parages pour ne pas se sentir gêné, s'assurer que la marchandise est bien emballée dans du papier journal, regarder à gauche et à droite, et partir en trombe. S'afficher comme client de débits de boissons peut s'avérer périlleux à La Madrague, autrefois, point de chute des familles en quête d'un bon resto et d'un lieu convivial pour fêter une occasion spéciale. Aujourd'hui, les vendeurs de boissons alcoolisées dénoncent la mise à mort d'une activité, ce qu'il y a de plus réglo. «L'islamisme a-t-il reconquis du terrain, ce n'est pas à coups de sabre que l'on vous ordonne de fermer, mais en groupes d'habitants qui profèrent des menaces», désespère Mohamed, la cinquantaine, rencontré dans son local situé sur la rue principale d'El Djamila. La boutique ornée de bouteilles de vin et de liqueur, de toutes sortes, est loin d'être un lieu sûr pour son propriétaire. Dévisageant les clients désirant s'introduire dans l'établissement, le patron essaye de lire sur le visage des gens, qui doivent montrer patte blanche, avant de les laisser entrer. «Depuis les derniers événements, je crains d'être pris de nouveau pour cible par la population qui s'en prend à tous les vendeurs. Ici, on est diabolisés.» M. Mohamed raconte comment en janvier dernier, avec les émeutes qui ont éclaté un peu partout, son local a été détruit. «Il fallait voir, tout a été saccagé.» Les deux vendeurs, employés dans cette échoppe, témoignent de l'atrocité du moment ; la haine et la colère pouvaient tout engendrer. «Nous avons survécu, mais aujourd'hui, la machine reprend, nous sommes à nouveau dans le collimateur, mais pourquoi nous ? Qui a dit que ce sont les buveurs de boissons ou les vendeurs qui sont derrière l'insécurité ? Pourquoi est-ce nous qu'on sacrifie pour calmer les esprits ?» Autant de questions dont les gérants des boissons alcoolisées connaissent parfaitement la réponse, mais que tout le monde à l'extérieur préfère ignorer. Un climat de suspicion est perceptible dans les venelles de cette petite ville après le «soulèvement» de la population, il y a une dizaine de jours, contre les vendeurs de boissons alcoolisées. C'était suite au meurtre perpétré contre un jeune du quartier que la «colère» des riverains a commencé à prendre forme. Plus d'une semaine après, les manifestations ont cessé, mais l'hostilité n'a pas baissé d'un cran. Une dizaine de bars ont été saccagés durant ces émeutes, en sachant que les vendeurs informels n'ont même pas été touchés par cette action de protestation. Une dizaine de dépositaires disent être aujourd'hui les seuls à payer pour toutes les déficiences : les gérants ne s'aventurent même pas dans leurs locaux au-delà de 19h. La loi leur permet d'exercer pourtant jusqu'à 22h, les rideaux commencent à baisser dès le coucher du soleil. Les débits informels toujours fonctionnels Les soirées sont risquées pour tout le monde, riverains et commerçants, mais pas pour les vendeurs informels qui continuent de drainer des foules nocturnes et qui réalisent des chiffres d'affaires inestimables du manque à gagner de l'indisponibilité des bars réglementaires. «Si je dois fermer avant 20h qui, selon vous, tirera profit de la situation ? Il y a, à côté, un garage d'une villa qui a été transformé en dépôt informel dès la fermeture des autres et, croyez moi, ses prix sont le double de ceux affichés ici, et cela se passe au su et au vu de tous», accuse un jeune dépositaire qui parle de six débits de boissons alcoolisées anarchiques. Après avoir fini de passer la commande d'un client, notre interlocuteur essaye de nous expliquer la complexité de leur activité, mais aussi «d'hypocrisie» de l'Etat. L'Etat a essayé d'interdire l'importation des boisons alcoolisées, mais cela n'a pas duré, le Parlement a vite fait voter un amendement permettant l'importation de ce genre de produits. L'Etat, qui est le premier producteur de vin, n'a jamais su assurer la protection de ceux activent dans le respect strict des lois de la République. «Ainsi, dénonce le jeune dépositaire, des milliers de vendeurs informels ne sont jamais inquiétés de générer une manne financière, alors que les commerçants de la filière sont passés quotidiennement à la loupe. On a bien vu des bars fermés pour absence de poubelle», soutient-il. «J'exerce avec un agrément délivré par les services de l'Etat, pourquoi ce même Etat ne me protège pas aujourd'hui ?», interroge notre interlocuteur. Quand les islamistes investissent la société civile Les commerçants des boissons alcoolisées s'estiment donc sacrifiés par les services de sécurité trop occupés à assurer un calme, même précaire dans les quartiers, ce qui témoignerait en faveur d'une certaine paix sociale et d'un pays stable, en ce «temps de révolutions arabes». L'activité est donc jetée en pâture à la merci du discours moralisateur des islamistes, qui profitent de chaque moment de colère ou de misère pour se redéployer sur le terrain, les échéances locales et législatives étant bientôt au rendez-vous. L'attitude des autorités est «hypocrite», pour ces dépositaires. «D'un côté, c'est une activité légale réglementée, mais il suffit que des barbus manifestent leur mécontentement pour que cette même activité soit désignée comme étant derrière tous les maux de la société», s'indigne notre interlocuteur. Si les dépositaires essayent de tenir bon devant les tentatives «d'extermination», à la Madrague, les choses sont en train de prendre une tournure dangereuse. Au lieu que la police renforce ses rangs pour mettre en place un plan de lutte contre l'activité informelle désignée comme source de mal, voilà que le discours haineux continue de sévir. Même les enfants sont impliqués dans cette besogne. Sur des tee-shirts, des photos du jeune Moncef sont imprimées, avec un appel contre les bars. «Voilà une manière dangereuse de profiter du deuil d'une famille avec des desseins inavoués.» Qui est derrière toute cette logistique. Qui a pris en charge la production de ces tee-shirts ? La situation se corse de plus en plus. Des gérants de boissons alcoolisées auraient déposé plainte contre des membres de l'Association pour la sauvegarde d'El Djamila, qui avaient chapeauté les premières actions de protestation. Son porte-parole, M. Trabelsi, qui a pourtant appelé au calme et dont les collègues ont dénoncé les dépassements ayant ciblé les débits de boissons alcoolisées par des jeunes en colère, se voit aujourd'hui accusé d'avoir orchestré la campagne contre les bars. «Visiblement, des parties veulent détourner le débat en cherchant à désorienter l'opinion du vrai problème de la localité qui est l'insécurité», commente un habitant du quartier. En attendant d'y voir clair, La Madrague a cessé d'être cette oasis pour les familles et pour les groupes de potes en quête d'un lieu convivial.