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«Dans le M'zab, il y a un manipulateur»
Mohamed Tounsi. Notable mozabite, spécialiste en développement local
Publié dans El Watan le 26 - 03 - 2014

-Où se situe exactement le nœud gordien de cette crise ? Qu'est-ce que cette crise ne dit pas au juste : une guerre de position, d'intérêt, pour le contrôle de l'espace ?
Dans ce conflit, il y a un manipulateur. Les antagonismes entre les deux communautés sont une réalité, mais il y a une troisième partie qui est en train de manipuler. Quand les tribus arabes sont venues, elles plantaient leurs tentes dans les palmeraies. Elles venaient dans un cadre économique, d'échange. Elles se sont installées récemment, il y a de cela un siècle, un siècle et demi. Les nomades sont venus dans le cadre d'une intégration. Il y a eu un travail de sédentarisation pour qu'ils puissent s'intégrer à la société civile. L'envahissement des terres s'est fait après l'indépendance, dans les années soixante, grâce aux facilités auxquelles ils ont eu droit. Grâce aussi aux expropriations de terres opérées durant la révolution agraire, qui étaient entachées d'abus. Ce fut le cas notamment à Ghardaïa, à Metlili, etc.
-Vous dites qu'il y a un manipulateur, à qui pensez-vous ?
On se pose la question. Je ne suis pas le seul à le penser. Même le Premier ministre a avoué, lors de sa visite à Ghardaïa, qu'il ne connaissait pas les raisons de ce conflit. Je lui ai répondu que l'Etat est le mieux placé et doit en connaître les raisons. Je ne comprends pas, je ne sais pas ce qu'on se dispute au juste. Je peux comprendre que certains veuillent en profiter pour voler, etc., mais s'en prendre aux symboles mêmes de la société mozabite, je ne vois vraiment pas l'intérêt. Profaner les tombes, vandaliser le mausolée de cheikh Aâmi Saïd de Sidi Aïssa, c'est…
-Comment avez-vous vécu ces profanations de cimetières et de mausolées ?
Cela nous a énormément affligés. Cependant, nous gardons la foi en Dieu. Cheikh Aâmi Saïd est un symbole pour toute la société du M'zab. Le M'zab est un espace d'intégration. On ne fait pas d'exclusion et c'est le cas à travers toute l'histoire. Cheikh Aâmi Saïd a beaucoup œuvré dans ce sens pour faire du M'zab une terre d'accueil. Le M'zab a ses propres règles de fonctionnement et celui qui s'y intègre, nous lui disons «bienvenue». Cheikh Sidi Aïssa est un des oulémas du M'zab. De rite malékiste, venu du côté de ksar Chellala, Sidi Aïssa a découvert la région, sa population – il est allé à la mosquée dialoguer avec les savants (oulémas) du M'zab –, puis s'est converti par la suite au rite ibadite. Il est un exemple parfait d'intégration.
-Y a-t-il des enjeux cachés ?
Je vous jure que nous ne les saisissons pas. Nous cherchons tous à comprendre. Pareil pour nous, pareil pour les populations autres que mozabites. Entre nous, la solidarité ne s'est jamais démentie. Pourquoi cette agression contre les Mozabites ? Je ne le sais vraiment pas.
-Certains prétendent que vous vous complaisez dans la position victimaire. Qu'en est-il réellement ?
Nous sommes victimes. Ce sont nos maisons, nos terres, nos commerces qui sont saccagés.
-Côté arabe aussi, des maisons et des commerces sont brûlés. La place du marché de Ghardaïa, sont-ce les Mozabites qui y ont mis le feu ?
Oui. Cela s'est fait en réaction. Les services d'ordre n'interviennent pas. Les Mozabites se défendent parce que leur vie, leurs maisons et leurs commerces sont menacés et saccagés. Je vous donne l'exemple du quartier Hadj Messaoud. Dans ce quartier situé face à la sûreté de wilaya et qui s'appelle Mexico, fief de la drogue, chaque jour, ils viennent nous agresser, incendier nos maisons. Nous, nous disons aux jeunes de ne pas réagir, de se conduire en gens civilisés. Tout est fait pour que les Mozabites se conduisent de la même manière. Mais les jeunes disent : «Non, nous ne pouvons pas rester passifs alors que nos maisons brûlent.»
-Le mot est peut-être fort, mais il est évoqué ici et là dans la région : on parle de nettoyage ethnique…
Qui va nettoyer qui ? Actuellement, il y a des déportations. Beaucoup de Mozabites ont abandonné leurs maisons dans les quartiers mixtes, où ils ont longtemps vécu, tout partagé avant de se retourner contre nous. Le Mozabite n'est pas agresseur : il se défend.
-Que répondez-vous à ceux qui reprochent au Mozabite d'être un prétendu modèle de société évoluant en autarcie, assimilée parfois à de la condescendance ?
On ne se considère pas comme une race supérieure. Il n'a jamais été question de ça. Les ciments de notre société sont la civilisation berbère et le rite ibadite. C'est un rite qui ne se suffit pas de la proclamation de la Chahada. La Chahada doit être associée intimement au travail, à l'action. On est programmés ainsi. C'est notre algorithme. On ne peut pas à la fois voler, tuer et se dire musulman. Les autres discours, notamment les discours salafistes qui nous viennent d'Arabie, prêchent autre chose, disant en substance que quelle que soit votre conduite sur Terre, le jour dernier, Dieu et le Prophète intercéderont en votre faveur. Ce sont des interprétations politiques du Coran, qui n'en fait aucunement état. Avant, les gens étaient interdits de réflexion, le cerveau étaient voués à la congélation car, disent-ils, il y a des gens pour penser à ta place. Maintenant, il y a une prise de conscience. Au Machrek comme au Maghreb, la raison progresse, l'acharnement salafiste aussi. Ils disent : si tu tues un Mozabite, tu ira au Paradis. On nous colle aussi cette étiquette de «khawarij» pour dire que nous sommes «sortis» de l'islam. Des apostats en somme !
Nous sommes musulmans et nous sommes des khawarij politiques. C'est un rite qui s'est toujours opposé aux dictateurs, aux gouvernants parce que l'instrumentalisation de l'islam a commencé dès la mort du Prophète (QSSL) pour sa succession. Les Qorichis disaient : le Prophète est des nôtres, son successeur doit l'être aussi.Les autres tribus arabes revendiquent le pouvoir, elles aussi. Les Ibadites disent, quant à eux, que l'origine, la condition sociale, la race… ne doivent pas être les paramètres pour la désignation du successeur et du gouvernant, qui devrait se faire suivant un mode d'élection, la «moubayaâ». L'islam a aboli les différences de ce type : seul le critère de compétence doit primer. C'est cette règle qu'observent les Ibadites à ce jour. Regardez, l'Etat rostémide, dynastie berbère dont le fondateur, Abderahmane Ben Rostom, est d'origine perse. Le principe de la compétence a été mis en application. Allez faire admettre à des Amazighs à la tête dure, ayant chassé tous les envahisseurs, les gouverner si ce n'est l'islam ibadite qui nous a permis ce saut de la compétence.
-Quel est l'impact économique de cette crise sur la région ?
Les gens sont touchés. Des commerces, qui ont de la valeur, ont été pillés, saccagés et brûlés. Il y a un impact psychologique. Un entrepreneur peut toujours se redéployer, reprendre de l'activité suite à un sinistre quelconque, mais l'impact psychologique est là. C'est un choc. Il y a eu beaucoup de destructions. Au centre-ville, plus de 80% des commerces sont détruits, environ 150 magasins. Et il n'y a aucune compagnie d'assurances qui assure contre les émeutes. La protection des personnes et des biens est de la responsabilité de l'Etat. L'Etat doit assumer toutes ses responsabilités
-Sur quelle base peut-on reconstruire le lien, s'il n'est pas prématuré d'en parler ?
Le développement économique local ne peut se faire avec cette approche sectorielle, verticale. Alors que cela devrait venir de la base. C'est le modèle qui a réussi partout dans le monde et c'est ce qui aussi est en phase avec notre culture. A Ghardaïa, c'est ce type de développement qui est en vigueur depuis toujours. On a ainsi développé plusieurs filières : tissage, lait…, un schéma de développement qui vient de la base et non pas un schéma basé sur la distribution de la rente. Le Premier ministre, lors de sa venue, nous a dit que l'Etat est prêt à mettre de l'argent pour le développement de la région. Il reprend ce que Sellal a fait à travers toutes les villes du pays, en distribuant de l'argent.
C'est une catastrophe. Maintenant, il s'avère que les Mozabites maîtrisent l'industrie : gérer une laiterie, maîtriser la technologie… et il se trouve qu'en amont, les Chaâmbis font de l'élevage, etc. Il y a une symbiose qui a fonctionné depuis des siècles. Une complémentarité. C'est pour cela que je dis que ce n'est pas une question malékite ibadite. Le M'zab a fonctionné comme cela depuis des siècles, basé sur des relations économiques. La langue, la religion, la race… ne sont pas des éléments déterminants. Chacun est respecté dans son être.
C'est cette relation économique qui pourra ressouder les liens. Maintenant, pour ce qui est de la solidarité, la caractéristique de la société humaine, elle a été annihilée après l'indépendance.
L'Etat-providence a faussé ce principe de la solidarité. Et quand l'Etat se désengage, c'est le chaos qui s'installe. Maintenant, on revient, on cherche après les structures traditionnelles, les notables, etc. qui ne figurent dans aucun texte ni code communal ou autre, après les avoir cassées au motif que ce sont des structures archaïques, expression du tribalisme, etc. C'est de la schizophrénie. On doit accepter qu'en Algérie, il y ait des micro-sociétés qui ont leurs modèles et mécanismes de fonctionnement, leurs valeurs, leurs symboles, etc. et qui doivent être protégées.
-Qu'en est-il de votre rencontre avec le Premier ministre par intérim, dimanche dernier ?
D'emblée, le Premier ministre nous a dit qu'il ne connaissait pas les raisons et motifs de ce conflit. Nous lui avons répondu que ce sont là des crises cycliques depuis l'indépendance et qu'il devrait en principe en connaître un bout.
Nous lui avons répondu que les Mozabites, qui existent depuis des siècles, ont leurs propres mécanismes de fonctionnement et qu'ils souhaitent seulement que l'Etat applique les lois algériennes. Les Mozabites veulent la paix.


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