André Mandouze se définit comme un « chrétien qui agit ». C'est un homme de profonde conviction, un intellectuel intransigeant, rebelle à toutes les compromissions, un acteur et un témoin indépendant de son siècle. « Cet intellectuel cultivé est en même temps un homme simple qui adhère à des choses fondamentales », dit-il de lui-même. Et d'observer : « Ce n'est pas facile d'être un homme honnête, d'être un homme politique, d'être un homme social. » Et lorsque nous lui demandons ce qui fonde ses engagements, ce qui les alimente : sa foi chrétienne ? son éducation ? les personnalités qu'il a côtoyées, André Mandouze répond : « C'est presque une des questions sans réponse possible. Je me suis trouvé aussi bien sous l'occupation nazie que sous le colonialisme en Algérie à ne pas pouvoir faire autrement que de dire non et refuser le mensonge. Les choses se sont imbriquées comme cela. » A 86 ans, il a l'esprit et le verbe aussi vifs et incisifs qu'il a dû les avoir à 25 ans. Il ne pratique pas la langue de bois ; il ne ménage ni les hommes politiques français ou algériens, ni le les médias, ni les hommes de religion. André Mandouze est l'homme aux deux résistances indissociables : contre l'occupation nazie, dans laquelle il s'engage profondément et contre l'occupation coloniale de l'Algérie, qu'il combat sans merci. Son parcours, ses combats et ses convictions, André Mandouze les explique dans Mémoires d'outre-siècle : D'une résistance à l'autre (1er volume, éditions Viviane Lamy, 1998) et 1962 - 1981. A gauche toute, bon Dieu ! (2e volume, éditions Cerf, 2003). « Lorsque le premier volume de mes Mémoires a été publié, un homme qui était marié avec une de mes anciennes étudiantes en Algérie m'a dit : dans la première partie (D'une résistance à l'autre, ndlr), vous êtes un héros ; dans la deuxième partie, vous êtes un traître. » « C'est inouï ! Il n'avait rien compris, pas plus que n'avaient compris des éditeurs algériens qui, ayant lu mon livre, étaient venus me voir pour me demander de les autoriser à publier la deuxième partie. Je leur ai répondu : vous n'avez pas compris que, s'il n'y avait pas eu la première partie, il n'y aurait pas eu la seconde. Pour moi, c'est une évidence. Je suis commandeur de la Légion d'honneur après avoir été en prison ! », nous dit-il au cours d'un entretien. « Mes successeurs à la tête de Témoignage chrétien me demandaient de collaborer au numéro spécial célébrant le 60e anniversaire du journal. Je ne pouvais pas refuser. Après des années de clandestinité, j'avais décidé que l'on continuerait la publication de Témoignage chrétien. Le père Chaillet, son fondateur, avait 20 ans de plus que moi. A la libération, il devenait le deuxième responsable au ministère de la Santé. Il ne pouvait pas s'occuper de tout. C'est donc moi qui ai décidé qu'on allait en faire un hebdomadaire. C'était complètement fou : la plupart des journalistes français avaient collaboré avec le gouvernement de Vichy et avec les Allemands et, par conséquent, je m'engageais à publier toutes les semaines un journal pour lequel je n'avais pas de journalistes. La seule solution qui me restait, c'était de solliciter des copains de l'Ecole normale, de l'agrégation. Soixante ans après, c'est le seul journal de la clandestinité qui reste fidèle à ce qu'il a été. Je suis très fier de cela. » Premier éditorial Peuple te voilà libre, premier éditorial rédigé le 22 août 1944 par André Mandouze, inaugure le nouveau Témoignage chrétien. Saisissant un manuscrit, André Mandouze nous dit avec un sourire malicieux : « Vous aurez la primeur du texte que je viens d'écrire pour Témoignage chrétien (le texte a été publié quelques jours plus tard, courant septembre). » En voici quelques extraits : « Soixante ans après, étant sollicité pour participer à cet anniversaire, j'ai donc relu ce texte, Peuple te voilà libre. Non certes point dans quelque horrible esprit ‘'ancien combattant'', mais pour pouvoir éventuellement réagir par rapport à ce que j'avais écrit dans l'élan de la libération saisissant la capitale... » « Occasion, somme toute jubilaire, de permettre à un très vieux professeur de corriger, en fin de compte, la copie de celui qui fut le premier rédacteur en chef d'un hebdomadaire tout neuf... » Au sujet de l'imprudente « confiance » exprimée en un jour de gloire. Au nom de quoi, jeune homme, avoir affirmé aussi carrément un espoir aussi vite démenti ? Au nom, Monsieur le professeur, de l'improbabilité de connaître une situation pire que celle que, jeunes résistants, nous avions connue pendant quatre ans en France. Bref, erreur de jeunesse et manque d'expérience ! Pas si simple ! Je ne vois pas comment une meilleure prise de conscience aurait pu se faire pour moi sans les 10 années suivantes, passées en Algérie, avec, pour finir, un emprisonnement décidé à mon encontre par les autorités françaises. Après tout, pendant plus de 100 ans, l'Algérie avait été non pas française, comme il était prétendu, mais « occupée ». Et ce que 1944 m'avait laissé ignorer, 1954 me l'avait appris. A savoir qu'il ne saurait être permis de dire, comme je l'avais fait, qu'un peuple a des chances d'être vraiment libre tant qu'il ne s'est pas risqué à perdre sa liberté propre pour aider à la libération d'un peuple frère. Autrement dit, une conversion qui ne va pas de soi ? En tout cas, plus de 40 ans après la paix d'Evian, une conversion qui n'est pratiquement pas amorcée quand on voit la monstruosité des mensonges que continuent à déverser impunément contre l'Algérie actuelle la plupart des médias occidentaux, exactement comme au temps où Témoignage chrétien se faisait régulièrement saisir pour délit de vérité. A la fin de la lecture du texte, il nous dit : « Vous voyez le lien entre 1944 et 1954. » André Mandouze est affecté en qualité de maître de conférences à la Faculté des lettres d'Alger en 1946. « Quand je suis parti en Algérie, je ne savais pas ce que j'allais trouver, sauf que je me rendais dans le pays d'un Algérien, un Algérien que j'avais commencé à étudier, que j'étudierai pendant 60 ans et que je rendrai à son pays : Saint Augustin. » A ce propos, il signale que 2004 est « une année augustinienne importante, puisque Saint Augustin est né en 354. On avait eu l'idée avec Gérard Depardieu (1) de nous rendre en Algérie le 13 novembre 2004 pour célébrer l'anniversaire de la naissance de Saint Augustin, après avoir préparé l'événement un peu à l'avance, mais il y a eu la campagne électorale et je n'ai pas voulu que Saint Augustin fasse l'objet d'une récupération par quelque candidat que ce soit. Et puis Gérard Depardieu tourne, fait des films. » Et « ma grande fierté, c'est qu'au bout de 60 ans de travail, on a fait en 2001 ce colloque en Algérie sur Saint Augustin. » Le résistant André Mandouze a mené et a fait mener à sa famille une vie très dangereuse. Il avait été condamné à mort par les nazis, ensuite par l'OAS. « Et si j'avais été en Algérie au moment où le FIS allait prendre le pouvoir, j'aurais été tout pareil, condamné à mort », souligne-t-il. Il a été le premier à écrire dans Esprit deux articles où il dénonçait ce qui se passait en Algérie. C'était en 1947 et 1948. Le titre général était Prévenons la guerre d'Afrique du Nord. En 1948, il écrit : « Si d'ici à la fin de l'année en cours, notre hypocrisie séculaire n'est pas percée à jour et reniée par une action positive et authentiquement révolutionnaire, nous pouvons être sûrs : 1 - que l'Algérie — et à bref délai toute l'Afrique du Nord — sera perdue pour l'Union française ; 2 — que les Européens d'Algérie — et les colons en particulier — perdront certainement leurs biens quand ce ne sera pas leur vie ; 3 - que les musulmans d'Algérie, après une période confuse, perdront toute possibilité de libération véritable et de progrès réels. » J'ai commencé à agir par Témoignage chrétien, par Le Nouvel Observateur et un peu par L'Express. « J'ai eu du mal à convaincre aussi bien Jean Daniel que Beuve Mery. J'étais pour eux un type qui allait trop loin. Il fallait aller trop loin. » Au Congrès mondial des partisans de la paix qui se tient à Paris en avril 1949, André Mandouze prend la parole au nom d'une « Algérie de gauche rassemblée, c'est-à-dire une Algérie qui, jusqu'alors, dans une manifestation de cet ordre, n'a jamais eu, en tant que telle, pareille possibilité. » (Mémoires d'outre-siècle, 1er tome : D'une résistance à l'autre, ndlr.) Il présente un texte au nom de l'ensemble des organisations algériennes présentes, avec leur accord, dont voici un extrait : « Dans quelque pays que ce soit, on ne se révolte pas contre ses concitoyens ou contre ses frères. On ne se révolte que contre ses exploiteurs ou des occupants. Il y avait en France et en Europe un mot qui disait bien ce qu'il voulait dire. C'est le mot résistance. L'Algérie est en état de résistance. » André Mandouze n'a guère été surpris par le déclenchement du 1er novembre 1954. « J'étais lié aux responsables du FLN, ils ne m'avaient pas dit les choses qu'ils n'avaient pas à me dire, il m'avait dit : cela va être terrible. » En 1961, il écrit La Révolution algérienne par les textes à partir de documents fournis par le FLN. Les nationalistes algériens en feront leur référence lors des négociations qui déboucheront sur les Accords d'Evian. Seule une partie de l'Eglise en Algérie et en France a soutenu l'indépendance de l'Algérie. « ll y a eu Duval, Scotto, Claverie, Tessier. Quatre hommes formidables, mais la plupart des membres du clergé étaient lamentables. Le père Scotto, qui était algérien dans les tripes, avait expliqué ce qu'était l'Algérie à Monseigneur Duval qui, lui, était savoyard. Au contraire, l'archevêque de Paris était le vicaire aux armées et il bénissait les parachutistes. » Sur l'utilisation de la religion, le chrétien André Mandouze à la foi bien trempée est très critique : « La perversion de ce qui est grand est la pire des choses. Je ne peux pas admettre les islamistes, les intégristes juifs d'Israël ou les intégristes chrétiens. C'est la même chose. Le “tu ne tueras point” devient le “tu tueras tout le monde”. Je suis en train d'écrire un livre qui risque de faire sursauter quand il paraîtra. Il s'intitulera Ce que je crois, ce que je ne crois pas. » Qu'il s'agisse du passé ou du présent, André Mandouze passe invariablement de l'Algérie à la France et vice versa. « Parce que c'est ma vie, parce que ça ne se sépare pas. » Ce sont pourtant deux pays différents ? « Deux pays différents, mais je voudrais qu'ils progressent dans la vérité, l'un et l'autre. On n'arrange pas la vérité, on se soumet à la vérité. » Sur l'interruption du processus électoral de 1991, « l'acte vrai, démocratique, c'était celui-là. Ce n'est pas uniquement le vote qui est démocratique. On a dit que l'Algérie avait fait un coup d'Etat, mais l'Algérie s'était sauvée ! » André Mandouze rappelle qu'en 2002 il avait fait une communication dans le cadre d'un colloque à Alger sur Saint Augustin qu'il avait intitulée « 40 ans de vie d'une nation et 3000 ans de vie d'un pays ». Et de faire ce commentaire : « Qu'est-ce que c'est que les 40 ans que vient de vivre l'Algérie indépendante ? Dans l'histoire du monde, ce n'est rien. Quelle victoire pour votre pays que celle de reconnaître enfin qu'il y avait une Algérie avant l'arrivée des Arabes, qu'Alger existait en même temps qu'existait Carthage. Autrement dit, il y a une véritable antiquité de l'Algérie. Le progrès fantastique de votre pays est là. » Et pour finir : « On ne trouvera pas de moi une chose qu'on pourrait utiliser contre l'Algérie. Cela n'empêche pas que lorsque je rencontre des dirigeants algériens, on serait étonné de ce que je peux leur dire. » Parcours Né en 1916 à Bordeaux, normalien, spécialiste de saint Augustin, chrétien de gauche, résistant. Début 1943, il rencontra le Père Chaillet, créateur et fondateur de Témoignagne Chrétien, dont il est devenu très vite le directeur adjoint, puis rédacteur en chef à la Libération. En 1946, il donna sa démission du journal, il s'embarqua pour l'Algérie. Il y séjourna jusqu'en 1956, s'engageant totalement aux côtés des Algériens et du FLN. Il signa le Manifeste des 121, connut la prison pour « trahison envers la patrie » et fut une des bêtes noires de l'OAS. Après l'indépendance, il y retourna en tant que directeur de l'enseignement supérieur et y resta cinq ans. André Mandouze est nommé en 1946 à l'Université d'Alger. Il collabore à l'Association de la jeunesse algérienne pour l'action sociale. Il fonde le Comité d'action des intellectuels algériens qu'il préside. Il lance la revue Consciences algériennes (1950-1951), puis Consciences maghrébines (1953-1956). Ces initiatives s'inscrivent dans la suite des engagements antérieurs d'André Mandouze en faveur de la paix. (1) Approches et lectures de saint Augustin avec Gérard Depardieu, dans le cadre de l'Année de l'Algérie en France, édit. en volume par Desclée de Brouwer, août 2004. Egalement en cassette idéo et bientôt en DVD.