Un regard désabusé mais humoristique entre France et Algérie, voici ce que propose Kheireddine Lardjam, devenu ici acteur d'une déconstruction féconde.' Dans Page en construction que Kheireddine Lardjam donne cette année au festival Off d'Avignon, au théâtre La Manufacture, le comédien et metteur en scène, fondateur de la compagnie El Ajouad, brise l'armure et va jusqu'au bout d'une possibilité dramaturgique : créer un double de lui-même et de l'Algérie. Propulsé au-delà de sa personnalité, grâce à l'écriture conjointe avec Fabrice Melquiot, il raconte une histoire d'errance et de tourments avec beaucoup d'humour. Escorté et magnifiquement épaulé par Larbi Bestam, Romaric Bourgeois et Sacha Carmen, trois musiciens et interprètes, il fonde des légendes qui plairaient aux enfants, mais ne dit-on pas que les Algériens sont de grands enfants. Kheireddine Lardjam navigue entre la France et l'Algérie depuis quinze ans. De chacune des deux rives il connaît les travers. D'avoir toujours joué ses créations de part et d'autre de la Grande mer, il n'ignore rien de la confrontation des opposés. Ainsi, le texte écrit par Melquiot, avec un aller-retour constant avec Lardjem, réussit à nous propulser de notre réalité quotidienne pour nous y replonger après le passage par le prisme de la dérision. Sincère, sans nul doute ce texte l'est. Sans jamais avoir mis les pieds en Algérie, Fabrice Melquiot, né bien après l'indépendance, avait déjà publié en 2005 une pièce intitulée Salât Al-Janâza, dont les racines s'enfoncent jusqu'à l'insurrection algérienne de 1954. Puis, dans Tarzan Boy il avait encore évoqué le conflit. «Plutôt qu'écrire la pièce vers laquelle Kheireddine m'orientait, j'ai préféré jouer avec lui (...) J'impose donc à Kheireddine Lardjam de jouer ce personnage qui s'appelle Kheireddine Lardjam. Je lui impose de devenir son propre masque et je ne lui épargnerai rien. Il a accepté le jeu. Ce jeu où je le cogne avec fraternité, après lui avoir lié les mains.» Et le comédien du coup se laisse aller à la métamorphose. Lui qui a su brillamment mettre en scène des œuvres coups-de-poing, comme celles de Kateb Yacine ou de Mustapha Benfodil les années précédentes, il brise à son tour les amarres et laisse voguer la galère vers des récifs aiguisés qui ne lui font même pas peur. Il se laisse happer par le mythe qu'il crée avec la complicité de Melquiot, celui d'Algéroman, le super héros qui manque à l'Algérie. Puis, le grand Captain Maghreb qui va le mettre face à face au calife de l'Etat islamique dont ce sera peut-être la première apparition fictive sur une scène. Il l'invite à Mossoul : «C'est une belle ville Mossoul»… Effroi dans la salle ! Cette scène rajoutée au corpus de la pièce au dernier moment révèle la faille tellurique d'un monde où les héros, même super-héros, se confondent et s'annulent. Mais tout ça, bien sûr, reste du spectacle et, d'ailleurs, Lardjem parle d'une «fêlure à se taper la tête l'un contre l'autre» et plus loin : «Dire que c'est un beau spectacle cela serait un échec terrible». Surtout qu'aucune pièce ne saurait être vue de la même manière en France et en Algérie.