Saint Ambroise de Milan. Voilà un saint, le saint patron de la ville de Milan, qui ne risque pas de recevoir de sitôt la visite de Chakib Khelil, fils prodigue sorti de la cuisse de Oujda et de l'ordre cannibale mondial. Et pour cause ! «A casa dei suonatori non andar per serenate» (chez les musiciens, ne jouez pas la sérénade), dit un proverbe italien. El Watan publie, en exclusivité, le contenu de documents figurant dans le dossier judiciaire italien de l'affaire ENI-Saipem-Sonatrach, dont le procès pour «corruption internationale» et «fraude fiscale» est en cours au tribunal de Milan. Accablant. Le faisceau de preuves accumulées par les magistrats milanais, exposés dans ce dossier obtenu par le journal, établit l'implication directe de Chakib Khelil, ex-ministre de l'Energie et des Mines (1999-2010) et ancien PDG de Sonatrach, ou indirecte via des membres de sa famille (Nadjat Arafat, son épouse, et ses fils Khaldoun et Sina) ou d'hommes à lui (Farid Bedjaoui, Omar Habour, Réda Hemch…) dans le partage des commissions — 198 millions d'euros —, payées par Saipem et ses filiales pour s'adjuger sept gros contrats avec Sonatrach d'un montant total de 8 milliards d'euros. Une goutte d'eau dans un océan d'incurie. Irréfutables. Au Palazo di Guistizia di Milano, les sources et éléments de preuve réunis par le trio de magistrats (Fabio de Pascale, Giordano Baggio et Isidoro Palma) remontent tous au parrain, toujours le même, Chakib Khelil, l'«oncle Tom» ou le «Vieux» , le nom de code que lui ont affectueusement attribué ses clients italiens. Les magistrats de Milan désignent l'ancien ministre algérien du Pétrole comme le personnage central d'un «groupe criminel, organisé et opérant dans plusieurs Etats». Chakib Khelil est cité comme potentiel «bénéficiaire, directement ou par l'intermédiaire de sujets proches, de considérables sommes d'argent résultant de paiements corruptifs ayant déterminé l'adjudication, à des prix supérieurs à ceux du secteur, des contrats en faveur de Saipem». Les noms des banques et des banquiers traitants et/ou les indispensables tiroirs-caisses où se servent les Khelil — comme cet établissement bancaire au nom sonnant et trébuchant d'Audi Saradar Private Bank SAL de Beyrouth —, les numéros de comptes, les montants, les relevés d'opérations bancaires, les sociétés offshore créées par Farid Bedjaoui avec accès aux comptes comme bénéficiaire économique ou ayant droit ; s'ajoutent à ce cadre indiciaire les feed-back des commissions rogatoires (envoyées à Hong Kong, Paris, Alger, Beyrouth, Berne), les contrats d'adjudication et de consultation, les mails d'entreprise, les factures, les paiements corrélatifs, les écoutes téléphoniques et enfin les déclarations et aveux des complices italiens, les managers d'ENI-Saipem — dont ceux de Pietro Varone et Tullio Orsi, respectivement directeur des opérations de Saipem et chef de la business unit — et autres Franco Tali qui enfoncent Khelil et l'organisation mise à son service par Farid Bedjaoui. Le dossier italien — un scan méticuleux des sept contrats obtenus entre 2007 et 2010 par Saipem, soit une goutte d'eau dans un océan de 1843 contrats douteux — donne un ordre de grandeur des crimes commis en 11 ans de règne par l'ancien ministre de l'Energie et des Mines, contre l'Algérie et ses ressources, systématiquement pillées et livrées aux appétits voraces de la pègre au pouvoir et de la mafia internationale. Inuquiesta Saipem ou le portrait d'un prédateur pas comme les autres «Ces gens ont de très grands appétits.» Extrait d'une écoute téléphonique effectuée par la justice italienne. MLE, bloc 405b. Ce n'est pas le compte en banque d'une société offshore auquel ont accès Khelil & smala comme bénéficiaires ou ayants droit économiques. Le bloc 405b renvoie au fabuleux gisement d'huile et de gaz humide découvert par le prolétariat de Sonatrach en 1993 dans le bassin de Berkine, à 220 km au sud-est de Hassi Messaoud, une des plus importantes découvertes jamais réalisées depuis les nationalisations, en 1971. Menzel Ledjemet-Est et ses périmètres d'extension, 18 puits de gaz humide et/ou de mélange huile et gaz (potentiel évalué à 1,3 trillion de pieds cubes, soit 400 millions de barils équivalent pétrole) a été liquidé pour 41 millions d'euros de bakchichs encaissés par la bande à Khelil. 8 septembre 2008. A San Donato Milanese et à Calgary, dans la province de l'Alberta, aux sièges des sociétés ENI et FCP, c'est l'orgie à 933 millions de dollars. Paolo Scaroni et Shane O'Leary — dans l'ordre patrons du géant italien ENI et de First Calgary Petroleum Ltd (FCP) — jubilent à l'annonce de la finalisation de la transaction au montant vertigineux : ENI Holding Canada, filiale du groupe italien, achète pour 609 millions d'euros (933 millions de dollars) 75% des «actifs» de FCP en Algérie. Il ne s'agit en réalité que d'un seul et unique actif détenu par FCP, le bloc 405b du gisement Menzel Ledjmet-Est en l'occurrence, en association (75% du capital social détenu par FCP) avec Sonatrach. Sept ans après son introduction en Algérie par Chakib Khelil qui l'a présenté comme un «géant pétrolier», FCP passe du statut de simple start-up, 26 millions de dollars d'investissement, à une «société pétrolière» engagée en joint-venture avec Sonatrach dans un des plus importants projets de développement de gisement gazier de la région. La monumentale «arnaque FCP» a fait perdre leur latin aux magistrats italiens. Et les preuves compilées (contrats, mails d'entreprises, aveux et confessions des dirigeants de Saipem ainsi que les traces des paiements corruptifs) lèvent d'autres pans du voile sur la politique de pillage à grande échelle, de terre brûlée pratiquée par Khelil dès les premières années de son long ministère. L'affaire FCP : Quand Khelil liquidait 18 puits de pétrole pour 41 millions de dollars de bakchich Des actes de l'enquête émergent le fait que First Calgary Petroleum, le «géant pétrolier» de Khelil, n'était rien d'autre qu'une société canadienne dont le capital social était détenu à 80% par CDS & Co, une autre société canadienne qui offre des services de gestion de titres, c'est-à-dire une société fiduciaire dont le seul et unique actif était constitué par les droits d'exploitation du champ pétrolifère MLE. Les documents obtenus auprès d'ENI précisent que FCP, cotée à la Bourse de Toronto et à l'AIM de Londres, a été acquise par ENI Canada Holding en novembre 2008, à travers une offre publique d'achat (OPA) opérée sous le contrôle du tribunal de Calgary. Dans les documents obtenus par les juges figurent les autorisations données par le ministre canadien de l'Industrie signées le 23 octobre 2008 et par le ministre algérien de l'Energie le 15 novembre. Khelil a validé, deux mois après sa conclusion, la transaction alors que six mois auparavant, il menaçait (dans sa lettre adressée au conseil d'administration de FCP) de reprendre le bloc 405b si Richard Anderson, le PDG de FCP, était destitué par les actionnaires. Pétard mouillé, la lettre du ministre n'empêchera pas la destitution d'Anderson (remplacé par Shane O'Leary) et «un mystérieux groupe d'actionnaires d'empocher un demi-milliard d'euros sans laisser de trace». Les notes (des organismes de contrôle interne) d'ENI réservent d'autres pépites, notamment sur la composition de l'actionnariat de la société FCP. «De la structure des actionnaires arrêtée à septembre 2008 résulte que 20% sont représentés par un actionnariat diffus dans lequel figurent des personnes physiques reconductibles à Sonatrach, et 80% sont détenus par CDS & Co, une entité canadienne qui offre des services de gestion de titres.» Au chapitre des aveux, c'est Pietro Varone (sous mandat de dépôt), directeur des opérations Saipem et chef de la business unit onshore — identifié dans le dossier italien comme le «principal responsable des événements corruptifs à l'intérieur de Saipem» — qui s'y colle et crache le plus gros morceau, celui qui éclaboussera ses chefs hiérarchiques, presque tout le top management d'ENI, dont Paolo Scaroni (PDG d'ENI) et le responsable Eni pour l'Afrique du Nord, Antonio Vella. Pietro Varone, dans sa déclaration spontanée aux juges de Milan, affirme que les 41 millions d'euros de commissions ont été payées à Pearl Partners pour obtenir «le OK des autorités algériennes dans l'acquisition de First Calgary Petroleum par ENI ainsi que pour baliser les conditions économiques de l'exploitation du gisement MLE». «Les contacts avec Khelil, déclare-t-il, avaient été engagés au plus haut niveau d'ENI, directement avec Paolo Scaroni. Les trois personnages-clés (Khelil, Scaroni et Bedjaoui) s'étaient plusieurs fois rencontrés à Paris, Vienne et Milan.» Catégorique, Pietro Varone identifie le bénéficiaire majeur des paiements corruptifs : «Je déclare que la seule personne dont Bedjaoui m'a expressément parlé était Khelil. Bedjaoui m'a dit que Khelil recevait de l'argent de sa part. Il ne m'a pas expliqué les modalités du transfert de l'argent et/ou comment il est viré à Khelil. Bedjaoui m'a dit seulement qu'il donnait de l'argent au ministre.» Insondable tonneau de Danaïdes, l'affaire FCP réserve d'autres surprises de taille. Le 21 mars 2009, six mois après la transaction, la joint-venture FCP-Sonatrach (dont le projet de développement du champ MLE avait obtenu en février 2007 le permis d'Alnaft pour un investissement de 1,3 milliard de dollars), désormais contrôlée par les Italiens d'ENI, opère le second casse. Saipem, sa filiale, arrache le mirobolant contrat MLE. Un contrat en EPC (Engineering Procurement Construction) signé par Boumediene Belkacem en sa qualité de vice-président de Sonatrach et Innocenzo Titone en qualité de Country Manager d'ENI en Algérie pour 1,1 milliard d'euros et 30,4 milliards pour la partie libellée en dinars. Le 23 juin suivant, un contrat d'exécution des activités de forage d'une valeur totale de 75,2 millions de dollars est signé avec le même contractant Saipem. FCP, la machine à cash du duo Khelil-Bedjaoui voit son carnet de commandes exploser et son plan de développement du champ MLE presque entièrement financé avec l'argent du Trésor. 14 juillet 2009. Feux d'artifice et défilé de pétrodollars à Dubaï, la première grande ville des Emirats où se déversent les pots-de-vin de la mafia algéro-italienne. Saipem et ENI entament, en ce jour, le paiement des commissions négociées avec Khelil et son «homme de confiance», Farid Bedjaoui. Le compte de sa société offshore, la Pearl Partners Limited, à la Barclays Bank de Dubaï, vient d'être crédité de 13,7 millions d'euros représentant la première livraison des paiements convenus, répartis en trois tranches d'un même montant. Le 27 novembre arrive la deuxième tranche et, le 22 février 2010, la Barclays Bank de Dubaï reçoit l'ultime virement de pots-de-vin effectué à partir d'un compte ouvert auprès de la banque ENI de Bruxelles, agence Montigny Le Bretonneux. «La dernière tranche, relèvent les magistrats, a été payée alors que l'affaire Sonatrach 1 avait déjà éclaté avec ample diffusion de nouvelles sur les médias algériens et français.» Le produit de la corruption est ventilé aux quatre points cardinaux (Suisse, Liban, en Grande Bretagne… Hong Kong) et ses traces compromises dans une constellation de sociétés-écrans, trusts, domiciliés dans des paradis fiscaux, au Panama et aux îles Vierges britanniques. Tullio Orsi, le country manager, directeur général de Saipem Contracting Algérie, enfonce le clou dans le clan Khelil dont le fils, Khaldoun, se trouve aussi protagoniste, impliqué dans le contrat MLE. Dans ses déclarations spontanées, les 12 et 28 décembre 2012, faites devant les juges, Orsi est revenu sur cette rencontre entre Khelil, Scaroni, Bedjaoui, Varone et Viela dans un grand hôtel, à Paris fin 2008, soit entre l'achat de FCP par ENI et l'affectation du contrat MLE à Saipem. «Selon ce que m'a dit Varone, une réunion à Paris avec Khelil et Bedjaoui a été convoquée pour régler le problème First Calgary Petroleum, c'est-à-dire les travaux de Menzel Ledjemet-Est qui, à ma connaissance, présentait des soucis de rentabilité. Varone dit que les travaux étaient encore dans une phase préliminaire (…), mais il y avait un fort intérêt à obtenir l'approbation de Sonatrach au lancement du projet qui aurait complété l'exploitation de MLE en augmentant sa rentabilité (référence à CAFC-huile et ZER-area, les extensions au périmètre bloc405 accordés par Khelil, ndlr). First Calgary Petroleum avait conduit des tests, des forages d'exploration pour savoir s'il était possible de lancer le projet. Je ne suis pas au courant des résultats des réunions tenues à ce propos entre Sahnoun (Saïd) et le représentant local d'ENI. Je sais que quelques mois avant, je crois fin 2008, il y avait eu cette réunion à Paris dont j'ai parlé dans mon dernier procès-verbal. Une réunion, selon ce qui me fut rapporté par Varone, rendue nécessaire parce que des conflits étaient nés. Varone dit que cette réunion était nécessaire parce que ‘‘le fils du Vieux a créé des problèmes''. Varone faisait allusion au fils de Khelil, une personne dont j'entendais parler pour la première fois et qui semble avoir vécu au Canada. Il y avait Scaroni, Vella, Varone, Khelil et Bedjaoui à la réunion. Lorsque j'ai demandé à Varone l'objet des discussions, il m'a dit seulement que c'était pour résoudre le problème MLE sans s'expliquer davantage.»