Arrive-t-il que l'on vende un chef-d'œuvre sans en avoir conscience ? Aussi rarement que possible, mais ça m'est déjà arrivé, à ma grande surprise ! Cette vente, d'ailleurs, nous était venue par l'intermédiaire d'un vieil habitué qui avait été très satisfait d'une de nos prestations... C'est comme ça qu'on se fait une clientèle... Il y a quelques années, nous avions été contactés par un monsieur qui désirait liquider, suite à un décès, la succession d'une parente. Il était pressé de régler l'affaire, pour pouvoir dénoncer le bail et arrêter de payer un loyer sans objet. C'était un petit appartement modeste, sans rien à l'intérieur de bien spectaculaire. Nous avions fait diligence et la vente s'était très bien passée, à la satisfaction du client qui ne nous donna plus de nouvelles pendant au moins dix ans... Au bout de dix ans, nouveau coup de téléphone. Du genre : «C'est encore moi !» Pratiquement, il s'agissait cette fois encore, suite à un décès, de liquider rapidement le mobilier et les objets d'un vieux monsieur, un marchand de meubles, le père de notre client. «Quand voulez-vous que nous passions ? — Le plus tôt sera le mieux ! — Demain ? — Parfait ! — A quelle adresse ?» Et, le lendemain, je me retrouve rue de Rivoli, dans un splendide appartement de douze pièces somptueusement meublées : salon, salle à manger, grand bureau, petit bureau. Dans le bureau principal, mon œil est attiré par deux superbes tableaux, dans le genre de Canaletto, le peintre de Venise, comme chacun sait. Je m'extasie, mais notre client, le fils du défunt, précise : «Il ne s'agit que de copies. Les originaux sont au musée de X. Le conservateur est un ami personnel de papa, et il lui a confié, il y a quelques années, les deux tableaux pour qu'il puisse les faire copier. Ce sont donc des copies exécutées il y a une quinzaine d'années, que vous voyez là...» Je reste rêveur, car ces tableaux me plaisent bien. Arrive le jour de la vente... L'appariteur annonce : «Deux pièces encadrées, dans le style de Canaletto.» A mon grand étonnement les enchères, démarrées à un niveau relativement modeste, grimpent vertigineusement et dépassent toutes nos espérances. J'attends avec une certaine curiosité de voir qui a pu pousser à de tels niveaux. Quand l'acquéreur vient à l'étude pour régler et prendre livraison de ses deux tableaux, je l'interroge discrètement et, sans se faire prier, il me donne la clef du mystère : «Je suis le conservateur du musée de X. Il y a quelques années, j'ai confié les deux Canaletto à mon ami, le regretté M. Y, afin qu'il en fasse exécuter des copies par un spécialiste, pour orner son bureau. Tout s'est déroulé très normalement, et les deux Canaletto ont regagné le musée... Du moins était-ce ce que je croyais car, au bout de quelques années, j'ai constaté que j'avais récupéré... les copies ! Je n'ai jamais pu savoir si l'échange avait été volontaire ou accidentel. Depuis des années, j'étais rongé par cette affaire, ne sachant comment remettre les choses en ordre. C'est pourquoi aujourd'hui j'ai enfin racheté, sur mes deniers propres, les deux originaux, qui vont enfin reprendre au musée la place qu'ils n'auraient jamais dû quitter.» Malheureusement pour lui il y avait dans la salle ce jour-là un autre amateur, qui avait sans doute une bonne intuition concernant la qualité réelle de ces deux œuvres et qui fit monter les enchères bien au-delà de la valeur de «deux pièces encadrées»...