Par Noureddine Khelassi(*) Chassez le naturel, il revient au galop. L'adage est vieux comme le monde, mais il est toujours de mise et parfois d'une affligeante actualité. Comme lorsqu'une journaliste politique d'une télévision française, raciste et suprématiste, certainement nostalgique de la colonisation et surtout négationniste, déclare que «la France a colonisé l'Algérie pour mettre fin à la piraterie barbaresque et à l'esclavage en Méditerranée pratiqués à l'époque par les musulmans». La même folliculaire, qui devait avoir en mémoire la loi scélérate de 2005 glorifiant la colonisation, a ajouté, avec aplomb, qu'«en 1830, l'Algérie c'était rien du tout, la France a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, Emmanuel Macron faudra bien qu'il tienne un peu beaucoup ce discours plutôt que d'être dans l'autoflagellation et la repentance, un chemin qu'avaient emprunté Jacques Chirac et François Hollande. Enfin, la France pourra être aussi en droit de demander des excuses pour les massacres d'Oran et pour les massacres des harkis, de tous les Français pendant cette période de l'Histoire». Cette barbouilleuse, qui semble réfléchir comme une militante de l'OAS, oublie que l'Algérie d'avant 1830 avait un Etat, une administration centrale, une armée et un système éducatif, et signait traités et accords internationaux avec les puissances de l'époque, pays scandinaves et Etats-Unis d'Amérique y compris. Plus justement, elle veut ignorer le passé criminel, à la limite du génocide perpétuel, de la France coloniale : massacres à grande échelle, enfumades, emmurement, éventrement, bombardement au napalm, exterminations, méfaits des essais nucléaires, viols, famine organisée, déportations, emprisonnement, chasse à l'Homme, «crevettes Bigeard» (corps jetés en mer à partir d'hélicoptères), torture systématique, guillotinage, dépossessions, etc. Ce qui a été qualifié au début, par commode euphémisme, de «pacification» du pays, fut réalisé au prix de la systématisation des «razzias» sanglantes par le général Lamoricière et de la pratique d'une politique de la «terre brûlée» par le maréchal Bugeaud. Cette phase de massacres à grande échelle se termina en 1857 après le «nettoyage de la Kabylie». Durant la période allant de 1830 à 1871, la France coloniale se lança dans une politique particulièrement meurtrière caractérisée par des crimes de guerre et des crimes contre l'Humanité. Dans la nuit noire du 6 au 7 avril 1832, et pour ne citer qu'elle, la grande tribu des Ouffia fut exterminée près d'El-Harrach par le gouvernement du duc de Rovigo. À ce moment-là, Pélissier de Reynaud affirmait, avec assurance : «Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; tout ce qui pouvait être pris fut enlevé, on ne fit aucune distinction d'âge ni de sexe (...) En revenant de cette funeste expédition, plusieurs de nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances et une d'elles servie, dit-on, à un horrible festin.» Par la suite, le massacre de tribus entières se répéta plusieurs fois. En 1844, le général Cavaignac procéda à l'enfumage de la tribu des Sbéahs pour obtenir leur reddition. Décrivant cette insoutenable boucherie, le général Canrobert écrivait : «On pétarada l'entrée de la grotte et on y accumula des fagots de broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain quelques Sbéahs se présentèrent à l'entrée de la grotte, demandant l'aman à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants, étaient morts.» En 1845, dans le Dahra, devant les difficultés à réprimer une insurrection menée par le chef maraboutique Boumaza, le colonel Pélissier décida d'enfumer les Ouled Riah retranchés par centaines dans des grottes. Loin d'être un fait isolé, l'«enfumade» des Ouled Riah fut vivement encouragée par le gouverneur général d'Algérie, le maréchal Bugeaud, qui ordonna au colonel Pélissier de généraliser cette méthode le 11 juin 1845 : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéahs. Fumez-les à outrance comme des renards.» Quelque temps après l'«enfumade» des Ouled Riah, le colonel de Saint-Arnaud fit procéder à l'emmurement d'autres membres de la tribu des Sbéahs : «Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n'est descendu dans les cavernes ; personne... que moi ne sait qu'il y a là-dessous cinq cents brigands qui n'égorgeront plus les Français. Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal simplement, sans poésie terrible ni images.» Les militaires coloniaux ne furent cependant pas les seuls responsables d'interminables crimes contre l'Humanité qui attestent du caractère systématique de l'entreprise exterminatrice que fut la colonisation. Le docteur Eugène Bodichon avait des penchants d'assassin similaires à ceux des militaires qu'il a exprimés dans un article en 1841 : «Sans violer les lois de la morale, nous pourrons combattre nos ennemis africains par la poudre et le fer joints à la famine, les divisions intestines, la guerre par l'eau-de-vie, la corruption et la désorganisation [...] sans verser le sang, nous pourrons, chaque année, les décimer en nous attaquant à leurs moyens d'alimentation.» Des intellectuels renommés de divers courants d'opinion s'enthousiasmèrent pour la colonisation et allaient jusqu'à justifier, du point de vue philosophique, massacres et autres crimes. Alexis de Tocqueville, théoricien de la démocratie, écrivait en 1841 : «J'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.» Ce grand humaniste ajoutait : «Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l'époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu'on nomme razzias et qui ont pour objet de s'emparer des hommes ou des troupeaux.» Pour sa part, défenseur du droit et des déprivés, Victor Hugo exprimait lui aussi une forte ferveur coloniale. Dans son journal, Choses vues, il rapportait un débat qu'il avait eu avec le général Bugeaud auquel il disait en janvier 1841 : «Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C'est la civilisation qui marche sur la barbarie. C'est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c'est à nous d'illuminer le monde. Notre mission s'accomplit, je ne chante qu'hosanna. Vous pensez autrement que moi c'est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d'action. Moi je parle en philosophe et en penseur.» Même un marxiste comme Friedrich Engels se montra lui aussi favorable à la conquête militaire de l'Algérie par les armées coloniales même s'il en critiqua ce qu'il qualifia d'«excès». En janvier 1848, il écrivait à propos de la conquête sanglante de l'Algérie : «C'est très heureux que ce chef arabe [Abd el-Kader] ait été capturé. La lutte des bédouins était sans espoir et bien que la manière brutale avec laquelle les soldats comme Bugeaud ont mené la guerre soit très blâmable, la conquête de l'Algérie est un fait important et heureux pour le progrès de la civilisation [...]. Et la conquête de l'Algérie a déjà obligé les beys de Tunis et Tripoli et même l'empereur du Maroc à prendre la route de la civilisation. [...] Le bourgeois moderne avec sa civilisation, son industrie, son ordre, ses «lumières» relatives, est préférable au seigneur féodal ou au voleur maraudeur, et à la société barbare à laquelle ils appartiennent.» Au niveau démographique, la conquête exterminatrice de l'Algérie provoqua une drastique baisse de la population. En quelques années seulement, à partir de 1830, le peuple algérien fut réellement décimé. Avant la conquête, l'Algérie comptait entre 3 et 5 millions d'habitants sur son vaste territoire. Elle connut un recul démographique constant durant la longue période de la conquête jusqu'à son étiage le plus bas en 1872. Selon les historiens et les démographes, la période de la conquête (1830-1871) fut marquée par trois grandes phases démographiques d'évolution. De 1830 à 1856, la population tomba d'environ 5 à 3 millions d'habitants à environ 2,3 millions. Elle remonta jusqu'à 2,7 millions en 1861 avant de connaître sa chute la plus brutale à 2,1 millions d'habitants en 1872. La population ne retrouva son niveau d'environ 3 millions d'individus qu'en 1890. En se basant sur ces seuls chiffres, on pourra établir donc que l'Algérie a perdu entre 30 et 60% de sa population au cours des quarante-deux premières années (1830-1872) de la colonisation. Durant la première phase de la conquête de 1830 à 1856, la décroissance démographique de la population s'explique par l'extrême violence des méthodes utilisées par l'armée française. Après une période de relative baisse d'intensité de l'extermination de la population, suite à la fin de la première phase de conquête en 1857, la période 1866-1872 a vu de nouveau la population s'étioler littéralement. De 1866 à 1872, en raison également d'une épidémie de choléra en 1867, de typhus et de variole de 1869 à 1872 et de la famine en 1868, et d'un tremblement de terre, la population diminua de plus de 500 000 personnes. La famine de 1868 aurait été responsable à elle seule de la mort de 300 000 à 500 000 Algériens alors que la répression de la révolte de 1871 aurait causé la mort d'environ 300 000 personnes. Etudiant cette période, l'Algérien Djilali Sari estime qu'un million d'Algériens seraient morts durant les années 1866-1872. Il parle de véritable «désastre démographique». L'oppression du peuple algérien ne cessa pas après la période de la conquête (1830-1871). Elle se perpétua sous d'autres formes notamment par une politique d'ethnocide passant par la destruction de l'identité culturelle et des marqueurs civilisationnels du peuple algérien. À la suite de la conquête militaire, la France mit en place une politique d'effacement culturel visant à faire disparaître l'ensemble des caractères sociaux et culturels de la population «indigène» en s'attaquant prioritairement à l'islam et à la langue arabe qui fut déclarée langue étrangère dans son propre pays. Les structures d'enseignement d'avant la colonisation, les mosquées et autres lieux de culte musulmans furent largement détruits. Les massacres de masse reprirent au lendemain de la guerre 1939-1945 : les tueries de mai 1945 dans le Nord-Constantinois firent plusieurs milliers de victimes (45 000 selon certaines estimations). Après le déclenchement de la Révolution algérienne, en novembre 1954, les massacres de masse perpétrés par l'armée coloniale auront une nouvelle ampleur : massacres, viols collectifs, tortures systématiques ou internement de populations civiles dans des camps de «regroupement», la répression française fut, durant près de huit ans (1954-1962), une suite de crimes de guerre et de crimes contre l'Humanité. Au total, cent trente deux ans de colonisation française auraient fait, selon l'historien Mostefa Lacheraf, environ 6 millions de morts algériens. Tout compte fait, les déclarations de cette journaliste nostalgique de l'Algérie française auraient été banales si elles n'exprimaient pas de nouveau cette idée que le passé colonial ne passe toujours pas en France. Cinquante-huit ans après l'Indépendance, on constate donc qu'une certaine France a toujours la colonisation en mauvaise mémoire. On le note régulièrement à la faveur des réactions négatives, pavloviennes et électoralistes de l'extrême-droite et de la droite à l'approche d'échéances électorales. Ou lorsque des chefs de l'Etat français tels Emmanuel Macron ou François Hollande sont les auteurs de déclarations qui constituent des avancées, même relatives, en matière de reconnaissance du crime colonial. Des demi-pas, des semi-reconnaissances, des actes courageux mais prudents qui semblent dire que leurs auteurs redoutent d'inscrire la déploration et le confiteor dans la conscience du pays. La bonne conscience coloniale est toujours active. Toujours est-il que beaucoup de plaies sont mal cicatrisées : l'Algérie est restée très présente en France où ce sont, au bas mot, dix millions de personnes qui entretiennent un rapport d'intensité inégale mais constamment connectées à la guerre de libération et à l'Algérie indépendante. Et si le temps a favorisé plus ou moins l'apaisement, la bonne conscience coloniale, voire même colonialiste n'a pas pour autant été effacée, puisque pratiquement trois personnes interrogées sur cinq estimaient déjà en 1990 que la colonisation avait été une bonne chose pour l'Algérie. On a même retrouvé, au pire du débat sur l'article 4 de la loi infâme du 23 février 2005 a même proportion d'opinions pour estimer que les aspects positifs de la colonisation méritaient d'être enseignés ! Et on a même entendu le même refrain, à droite particulièrement, pour dire, en octobre 2012, que les Français ont aussi apporté en Algérie quelque chose qui ressemblait un peu à de la civilisation ! Pourtant, il n'y a jamais eu en France de mémoire nationale de la guerre d'Algérie. Ce conflit fut longtemps un non-dit et un non-lieu. Jusqu'à ce que l'Etat français consente, en 1999, à le nommer bien tardivement «une guerre». Ce le fut à l'initiative de parlementaires, généralement de gauche, qui récusaient le «devoir de mémoire», en appelant d'abord à la lucidité et à ce que l'historien Jean Rioux a nommé le «devoir d'intelligence». Dès lors, les rapatriés et notamment les harkis, regroupés en lobbys actifs, n'ont eu de cesse d'imposer aux pouvoirs publics et aux collectivités locales, et surtout ceux des abords de la Méditerranée, terres d'élection de résidus de l'OAS et de nostalgiques de l'Algérie française, l'érection de repères mémoriaux : stèles, musées ou mémoriaux, symboles d'une mémoire coloniale ostentatoirement affichée. Jusqu'à ce jour, par exemple, le débat politique sur le 19 mars, jour de la proclamation officielle du cessez-le-feu, n'a pas été tranché. Le célébrer unanimement comme date symbolique à commémorer revenait à l'inscrire dans la logique d'une vraie guerre coloniale, même si le président Jacques Chirac a reconnu en 1999 que les euphémiques «événements d'Algérie» étaient finalement une «guerre». Ce à quoi une bonne part de l'opinion française s'est toujours dérobée, tandis que les Français rapatriés ont refusé d'entériner une date qui marquait à leurs yeux une capitulation et un déni de leur mémoire douloureuse. En somme, un abandon par l'Etat. Si aucun de ceux qui ont vécu la guerre, et bien souvent leurs enfants, n'a pas oublié les drames de la séparation sanglante avec l'Algérie, beaucoup n'en ont pas fait encore le deuil. Les uns comme les autres restent murés dans de lancinants souvenirs, cloîtrés dans des mythes rassurants autant que dans les silences officiels des responsables français, de droite comme de gauche, depuis 1962. La France demeure manifestement un pays de mémoire lourde à assumer. «Nous sommes un pays de mémoire lourde. Nous passons une partie de notre temps à commémorer nos libérations et nos victoires, mais aussi nos haines civiles, à remuer le couteau dans la plaie vive de nos rancunes, à reconstruire le passé au gré de nos passions», écrit ainsi l'historien Michel Winock dans Parlez-moi de la France. Pour la France officielle et celle de certaines élites, la Guerre d'Algérie en particulier aura été le second grand traumatisme national du siècle, la deuxième blessure narcissique après la capitulation et l'effondrement de la République en 1940. Non seulement pour le million de rapatriés dont l'Algérie était la mère-patrie, et qui sont aujourd'hui la clientèle électorale de la droite et de l'extrême-droite. Mais aussi pour les deux millions d'appelés qui ont participé à la «pacification». Aujourd'hui encore, on peut, dans la foulée de Benjamin Stora, voir dans le refoulement de ce drame profond l'origine du «transfert de mémoire» : l'importation, en France métropolitaine, «d'une mémoire coloniale» où se mêlent les peurs du pied-noir et le sentiment d'abandon qui leur est lié, à tort ou à raison, son angoisse identitaire face à l'islam, son racisme anti-maghrébin et les inhérentes crispations identitaires souvent antagonistes. Comme ce fut longtemps le cas à propos de la trahison du régime de Vichy, la vérité historique fait encore mal en France, notamment dans la classe politique et dans certains milieux intellectuels, à droite comme à gauche, mais surtout au sein de la droite et de l'extrême droite. Il a fallu un demi-siècle pour qu'un président de droite, en l'occurrence Jacques Chirac, admette, en 1995, la responsabilité de l'Etat français dans la rafle du Vel'd'Hiv et dénonce la collaboration de l'Etat avec l'occupant nazi. Il aura fallu le même temps écoulé pour qu'un président de gauche, François Hollande en l'occurrence, reconnaisse la réalité de l'indicible tragédie du 17 octobre 1961. Dans Histoire et vérité, Paul Ricœur, le philosophe du sens et de la subjectivité dont se réclame le président Emmanuel Macron, fait justement de la «reconnaissance» la condition de ce «petit miracle, une mémoire heureuse». Une mémoire heureuse, la seule à même de permettre de construire un «partenariat d'exception» entre l'Algérie et la France, basé sur le respect et la confiance mutuels, et sur le principe du «gagnant-gagnant». N. K. * Conseiller du ministre de la Communication.