Distorsion des formes et brouillage des sens sont sans doute les maîtres-mots de l'exposition «L'effacement» visible aux Ateliers sauvages jusqu'au 7 mars avec Fouad Bouatba, Hakim Rezzaoui, Halida Boughriet et Sofiane Zouggar. Nous allons ici nous attarder sur la révélation qu'est le travail de Fouad Bouatba, jeune artiste-plasticien de Annaba qui semble vivre avec l'art une relation mystique, sensorielle et instinctive. Il y a dix ans, Fouad a tenté la grande évasion sur une barque de fortune quittant les rivages de Annaba vers l'Europe. intercepté et secouru par les gardes-côtes algériens, il sera gardé en détention pendant quelques jours avant d'être libéré avec un reçu mentionnant ce qu'il avait sur lui au moment du départ : un téléphone portable, une chaîne en argent et 16.50 dinars. Agrandi et étiré à l'extrême, ce document banal devient la peau du rescapé portant sa mémoire avec, comme conjuration du langage sèchement administratif, une surimpression du schéma de la traversée. Dans une autre œuvre, c'est le cadavre d'un noyé qui jette sa pesanteur sur la convocation du parquet adressée à l'artiste revenu de la mort. Mais Fouad Bouatba va plus loin et décide de transfigurer toute l'iconographie conventionnelle de la harga non pas pour exprimer une quelconque originalité mais littéralement pour faire parler les morts, les disparus et les absents. Il récupère ainsi des chaussures abandonnées à la hâte par les harraga, déformés par l'érosion, agglutinés aux rochers dont ils épouseront la chair et la couleur, effacés comme autant de noms et de visages disparus en mer. Il les badigeonne de noir et de deuil et en fait, pudiquement mais superbement, une œuvre criante dans son mutisme morbide. Plus loin, des fragments de vêtements laissés par ces mêmes conquistadors dépenaillés, s'enroulent en boule et forment «Notre terre» sur laquelle viennent échouer, en échos infinis, les dernières phrases des futurs noyés : «Rome plutôt que vous», «Dieu est avec nous»... Place ensuite au minimalisme et aux traits épurés dans une série d'estampes terribles et fascinantes où des naufragés se battent contre les flots avant que certains d'entre eux ne succombent. Fouad Bouatba se distingue incontestablement par une esthétique saignante et raffinée tout en restant dans une espèce de primalité dégraissée de toute fioriture maniérée ou intellectualiste. Un même univers, un autre regard : celui du photographe Hakim Rezzaoui pour qui l'effacement commence d'abord par celui du corps, noyé dans la pénombre, dans la foule, le silence ou la mer ; submergé par une solitude sans contours où filtrent parfois quelques pigments ou quelques nuances de gris. Il y a de la mélancolie, dans son acception poétique et charnelle, dans les photos de cet artiste qui fait de la transcendance un moyen de percer le réel tout en le transfigurant. Tout aussi minérale, la vidéo de Halida Boughriet célèbre une certaine idée de l'effacement comme affranchissement et délivrance : on y voit l'artiste apparaissant et se dissolvant derrière un rideau aquatique, le regard immobile et le visage marbré, comme une créature immatérielle qui semble crier son existence sous le flot bruyant des autres. Art apatride ou patrie sans images ? La nuance s'impose à peine dans cette exposition tout à fait étonnante qui nous plonge en apnée dans des questionnements souvent fuis, parfois brièvement survolés mais dont l'art est peut-être le seul à pouvoir révéler la nécessité.