Assia Djebar est entr�e � l'Acad�mie fran�aise. A peine a-t-elle enfil� l'habit vert d'Immortelle que d�j� montent les clameurs, sinc�res, venimeuses, cauteleuses, perfides, ing�nues. De quelque nature qu'elles soient, cependant, ces r�actions r�v�lent que nous avons bien un s�rieux probl�me collectif avec notre image individuelle. A des degr�s divers, il ne traversera l'esprit de personne, ou presque, que la cons�cration d'Assia Djebar puisse �tre l'aboutissement d'un travail d'�crivaine men� depuis de longues ann�es et que ce travail est solitaire. On ne peut concevoir qu'elle entre dans le sanctuaire de la langue fran�aise pour son talent. Non, ce n'est pas la bosseuse acharn�e qui est couronn�e. C'est la fille de Cherchell. C'est la noubiste du mont Chenoua. C'est un membre de la tribu. Que ce membre de la tribu ait accompli une œuvre personnelle, tout le m�rite en revient collectivement � la tribu. Pas question de tirer les marrons du feu � soi tout seul. De toute fa�on, les membres de la tribu sont interchangeables et si ce n'est pas Assia Djebar, ce sera quelqu'une d'autre. Il y eut presque toutes la gammes de r�action pr�visibles. La premi�re batterie de r�actions, c'est la tartuferie traditionnelle, l'hypocrisie entendue. Mine de rien, on en fait une affaire nationale. Malgr� toute la m�lasse qui l'enduit corps et biens, ce pays produit des nob�lisables et des acad�miciens-francisables. Et je te sors le couplet : le drapeau alg�rien flotte sur la coupole, c'est toute l'Alg�rie, qui en a le m�rite. C'est simple, tu vas comprendre : l'Alg�rie est ind�pendante depuis 1962 apr�s une guerre de lib�ration men�e par le FLN dont les enfants id�ologiques sont encore au pouvoir. Bien ! Si elle n'�tait pas ind�pendante, eh bien, tu vois, une Alg�rienne serait peut-�tre � l'Acad�mie fran�aise, mais �a n'aurait pas �t� une Alg�rienne comme �a, ind�pendante ! Donc, tout le m�rite de l'entr�e d'Assia Djebar � l'Acad�mie fran�aise revient au gouvernement. Pousser des cocoricos � moindres frais, pourquoi pas ! Festoyez, braves gens, du seul fait que vous existez, vous rendez possible l'entr�e d'une romanci�re alg�rienne � l'Acad�mie fran�aise. Depuis que, dans notre pays, on tutoie le pav�, pour s�r que le seul nom d'acad�mie fran�aise, �a fait planer dans les airs. On a les fiert�s qu'on peut. Les officiels, qui raclent les fonds de tiroir de gloriole nationale, ne peuvent pas ne pas applaudir � cette distinction qui rejaillit sur tout un peuple et surtout sur ses dirigeants. Mais contrairement � cette sportive de haut niveau qui jadis confondait podium et tribune, Assia Djebar est inspir�e de ne pas d�dier cette distinction � tout le peuple alg�rien, � ses gloires et � ses martyrs et surtout � ses dirigeants. Donc, premi�re batterie de r�actions, celles de la fausse �motion plus ou moins officielle qui sous-entend la fiert� de voir l'enfant d'un pays de gueux invit� � entrer dans le temple de l'esprit. Le vieux fonds de complexe de colonis�, tra�n� comme un autre butin de guerre, tapi dans l'inconscient de la nation qui s'emm�le les miroirs, ne surdimensionne l'�v�nement que parce qu'il s'agit de l'Acad�mie fran�aise. Tout ce que la France reconna�t � un Alg�rien, elle a d� le reconna�tre. Ce faisant, elle reconna�t que, en d�pit de la d�structuration de la l'Alg�rie sous l'ordre colonial, on a tenu bon contre elle. Au point o� quelques-uns d'entre nous forcent la porte et entrent dans la gueule du loup. La moindre reconnaissance accord�e par la France � un Alg�rien r�sonne comme un bon point donn� par le ma�tre � l'�l�ve. Et moins l'�l�ve aime le ma�tre, plus le bon point a de la valeur � ses yeux. La deuxi�me batterie de r�actions, c'est la critique de la premi�re. Les journaux ont tartin� � qui mieux mieux sur la perversit� d'un syst�me qui entretient un rapport n�vrotique aux �lites nationales. Il les flique, pourchasse, spolie, m�prise, paup�rise, avilit, pousse � l'exil. Il les terrasse. Et quand nos intellectuels et artistes survivent � cet an�antissement m�thodique et, qui plus est, se permettent l'insolence de d�crocher des distinctions internationales prestigieuses, il s'en enorgueillit. Pour s�r qu'il y a un peu de quoi. S'ils se font distinguer, c'est parce qu'il ne les a pas achev�s. Il aurait pu, bien s�r, effacer toute trace d'eux. Les r�actifs de la deuxi�me batterie ne contiennent pas leur col�re devant cette sorte de schizophr�nie �rig�e en doctrine qui consiste en un rapport de fascination et de rejet par rapport aux intellectuels. L'antique complexe populiste vis-�-vis des clercs a tant p�n�tr� le nationalisme alg�rien qu'il culmine dans l'autoflagellation des intellectuels coupables d'abandon de peuple ou dans les offres de service au pouvoir. De ce point de vue, il faut aussi mesurer la responsabilit� des intellectuels eux-m�mes. Le fait est que les r�actifs de la deuxi�me batterie d�nient � ceux de la premi�re batterie le droit de se r�jouir de l'entr�e d'Assia Djebar � l'Acad�mie fran�aise. En un mot, ils leur disent qu'ils sont responsables de l'h�morragie de mati�re grise qui a vid� le pays de ses �lites et qu'� ce titre, ils feraient mieux de se taire. L'histoire du mouvement national, d'essence pl�b�ienne, montre � l'�vidence la culpabilisation des �lites intellectuelles, suspectes d'�tre coup�es du peuple. Cette culpabilisation g�n�re auto-culpabilisation et opportunisme. Troisi�me batterie de r�actions, celle des thurif�raires et des �sp�cialistes� d'Assia Djebar. Montrer sa proximit� avec la r�cipiendaire te place d'office au m�me niveau qu'elle. Le vieux march� de l'amiti� avec les �toiles est toujours aussi prosp�re. Je te tutoie, je brille autant que toi. Si cette batterie de r�actions (qui rappelle, sur un registre plus tragique, la hi�rarchie de l'h�ro�sme dress�e sur la base de la proximit� avec les victimes de l'int�grisme) n'est pas innocente, elle est cependant anodine. Rien de m�chant � vouloir s'arroger la m�me brillance au pr�texte que je m'arroge l'amiti� d'Assia Djebar. Derni�re batterie de r�actions, celle de la jalousie. Je te dis pas, les commentaires dans la r�publique des lettres sous-dev. Mais �a, ce n'est m�me pas sp�cifique � notre royaume des sp�cificit�s. �a y va, le fiel, comme partout o� il y a un �lu pour cent mille nomm�s. Mais, pour notre affaire, c'est aggrav� par cette conviction des �crivains alg�riens selon laquelle chacun est le seul porte-parole de son peuple r�uni en congr�s pour le d�signer comme tel, � l'exclusion de tous les autres. Les chevilles ! Que cela tombe sur une des rares �crivaines qui consid�re pr�cis�ment que l'activit� litt�raire est un travail personnel et qu'il y a de la place pour tout le monde et, pire encore, que le succ�s �ditorial n'est pas fatalement le signe du talent, a de quoi faire bouger les frustes rep�res de ces �crivains dont le nombril est tellement gros qu'il peut appartenir � tout le peuple alg�rien. On donne ce qu'on peut � son peuple !