Assia Djebar est donc devenue immortelle et tant pis pour cette capacité têtue que nous avons de banaliser les choses qui comptent au profit d'un quotidien fait de médiocrité fétide. Qu'importe les clameurs une fois tues. Car en entrant à l'Académie française, notre Fatima-Zohra Imalayène a secoué la torpeur sournoise de la culture officielle et créé l'un des rares événements nationaux dignes d'être cités. Géant incomparable de la littérature algérienne, Mohamed Dib est mort sans être dignement honoré ni dans son propre pays ni par un Nobel qu'il méritait amplement, mais qu'il n'a pas reçu faute d'appuis. Les maîtres du palais, tant à Alger qu'à Paris, avaient d'autres chats à fouetter. La consécration d'Assia Djebar vient compenser l'injustice faite à Dib et à tous ceux qui, comme Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Tahar Ouattar ou Mouloud Mammeri, ont su créer des œuvres qui dépassent largement le cadre de la nurserie française. De nouveaux auteurs apparaissent avec un talent toujours très prometteur, attestant de la capacité créatrice du génie populaire. On peut citer à cet égard certains écrits de Yasmina Khadra, mais surtout l'explosif Serment des Barbares de Boualem Sansal. Mais pourquoi diable, tout ce qui est innovant et majeur vient-il se heurter à la désapprobation, voire au dénigrement officiel ? La nature a horreur du vide, et tout ce qui se distingue par l'innovation sera reconnu ailleurs, faute d'être valorisé ici. Et qu'on cesse de blâmer les créateurs parce que d'autres leur ont apporté la reconnaissance universelle. C'est le cas d'Assia Djebar, dont personne ne saurait nier ni l'attachement aux traditions ancestrales, à l'Islam, ni son ancrage viscéral dans la société féminine algérienne. Cinquante ans après avoir été la première femme algérienne à être admise à l'Ecole normale supérieure, elle devient l'une des premières femmes tout court à entrer à l'Académie. Cette distinction récompense un demi-siècle de lutte personnelle et d'obstination à écrire pour exister, pour exprimer « le lourd mutisme des femmes algériennes ». Elle publie son premier roman La Soif en 1957, avant de suivre son époux à Tunis où elle rédige des enquêtes pour El Moudjahid. Tout cela pour dire son engagement aux côtés de l'armée de Libération nationale et au service de la cause nationale. Djebar, tout comme Dib, a lutté contre le colonialisme français et ne l'a jamais renié. Ecrire en français ne signifie pas abandonner ses convictions. Tant s'en faut et Fatima-Zohra n'a pas de leçons de patriotisme à recevoir. Elle s'est au contraire entêtée à servir modestement l'Algérie, comme enseignante, comme chercheur et comme artiste. Cette obstination, avoue-t-elle, l'a laissée en proie à un immense sentiment de solitude. « Avec, dit-elle, ou malgré la langue dite ‘‘étrangère'', j'avais à poser sur mon pays toutes les questions sur son identité, ses plaies, ses tabous... et sur la dépossession coloniale. » L'auteure ajoute dans une interview : « J'avais à me saisir de la langue française entrée avec les envahisseurs et à l'essorer, à la secouer devant moi de toute sa poussière compromettante. » Il me semble que cette phrase résume bien comment s'est mise en place la défaite annoncée des spoliateurs lorsque les premiers Algériens se sont emparés de leur langue pour en faire une arme. Le miracle du cinéma Après bien des romans, dont Les Enfants du nouveau monde ou Femmes d'Alger dans leur appartement qui fait référence déjà à l'image iconographique et à Delacroix, elle a décidé de faire converger son obstination vers le cinéma. Peut-être l'auteure et la femme ont-elles senti la limite des mots et le désir concomitant de faire parler ses protagonistes, tout en leur donnant enfin un corps, une apparence et par là-même une âme ? Tout cela par la grâce de ce miroir qui dort dans une caméra et qu'une lanterne magique peut soudain éclairer de mille présences. Ce miracle s'appelle le cinéma. C'est là que j'ai mieux connu Fatima-Zohra, fille de Cherchell et de toutes les contrées d'Algérie. Je dirigeais le département de production à la RTA et elle se battait pour faire ce film qu'elle portait comme un enfant mage. Avec pour seuls alliés deux hommes et le tir de barrage de beaucoup d'autres qui venaient protester contre le fait qu'une romancière sans passé de cinéaste puisse avoir le droit de faire un film. on pouvait toujours répondre : « Voyez Marguerite Duras. » Mais comment expliquer la différence entre le statut de cinéaste et l'art de montrer, entre la stérilité analphabète et l'apport de la créativité littéraire au 7e art ? J'ai même vu un enseignant à la fac d'Alger venir réclamer son droit à faire un film, « comme Assia Djebar », précisait-il. Mais qu'importe la misère intellectuelle ambiante, pourvu qu'on ait le film. Et quel film ! Il m'est souvent arrivé de dire et d'écrire que La Nouba des femmes du Mont Chenoua est, avec Nahla, le film le plus intelligent et le plus prégnant d'idées cinématographiques que le cinéma algérien ait jamais produit. Enfin, une écriture d'écrivain avec des images de mots étouffés. Les mâles qui avaient exprimé leur haine contre cette expression libre d'une femme d'esprit, ceux-là allaient en avoir pour leur bave. Le seul homme du film est un impotent cloué sur sa chaise roulante, dans un monde où s'ébattent des fillettes et des femmes mûres, ondulant sur la vague de liberté qui s'achève avant la puberté et recommence après la ménopause : à l'âge où le mâle lâchement se disloque devant l'image virtueuse de sa mère. Une seule femme valide entre ces deux âges. Elle est à la fois l'épouse de l'invalide à l'amour et reflet fidèle de l'écrivain qui prend du recul, comme pour mieux contempler le monde des femmes et le handicap de l'homme. Le film est diffusé une seule fois dans l'émission « Téléciné Club » que je produisais alors. Ce soir-là, l'auteur avait préféré s'abstenir, mais on attendait cinq invités. Un seul d'entre eux viendra, c'était le grand et regretté Abdelhamid Benhadouga qui a tenu à manifester son soutien et son admiration. Le lendemain, la presse (militante autoproclamée) et les milieux spécialisés autour de l'Alhambra persiflaient et se moquaient. Peu de temps après, je montrais le film à Carlo Lizzani, grand cinéaste du néoréalisme italien et nouveau président du Festival de Venise. Enthousiaste, il sélectionne l'œuvre qui, en septembre 1979, remporte le prix de la critique, en réalité le seul décerné cette année-là par les journalistes. Dans la salle, enfin, un public italien sublime et artiste jusqu'au bout des ongles. L'année suivante, Assia Djebar entame la préparation d'un second film, cette fois entièrement basé sur des documents d'archives. La recherche historique et le texte littéraire se rejoignent et éclipsent la représentation. La Zerda ou les chants de l'oubli est un travail accompli sur la mémoire. Le film s'est d'abord intitulé Maghreb, les années trente, parce que l'auteure s'est avant tout intéressée à ces zerdas et à ces fantasias organisées par les forces coloniales avec des Algériens traînés pour faire la claque lors des visites des hommes politiques français dans les trois pays du Nord du Maghreb. Pour ce film, comme pour le précédent, Assia Djebar a bénéficié d'une totale liberté d'action, tant en termes de délais (et ils furent assez longs) que de moyens, car toutes les archives ont été achetées par la RTA auprès de Gaumont ou de Pathé au prix fort, et le montage s'est fait entièrement à Paris. Mais c'était une période où la qualité l'emportait largement sur les considérations matérielles. De nouveau, une grande, une immense satisfaction de notre part, les producteurs anonymes, pour avoir modestement contribué à soutenir la recherche et l'intelligence. Ce qui n'avait pas et n'a toujours pas de prix. La télévision algérienne peut être fière d'avoir produit ces deux œuvres, mais comment expliquer que ces deux films n'aient jamais été rediffusés depuis 25 ans ? On peut y voir une première réaction de négation de ce type de travail et on peut imaginer aisément que l'auteure s'est sentie rejetée par la suite, victime d'un oubli délibéré et coupable. Dans un autre pays, l'admission d'un auteur national à l'Académie française aurait entraîné la rediffusion des deux films pour monter notre fierté de voir une Algérienne consacrée internationalement. Ailleurs oui, mais pas encore chez nous. Les années heureuses A propos de ces trois années, Assia Djebar déclarait en 2000 lors de la remise d'un prix des éditeurs allemands : « Ce fut seulement à cette époque que j'ai pu travailler et créer en osmose avec les miens... Ce furent les deux ou trois années les plus heureuses de ma vie : chercher vraiment à connaître ses lieux de mémoire, devient se re-connaître, en somme se retrouver. » Mais comment ne pas voir ce bonheur éclater en lumière dans l'espace et dans le temps lorsqu'on lit ce qu'elle a écrit après cette riche expérience cinématographique. Dans L'Amour la Fantasia, on devine encore la Zerda et Ombres sultanes à la marque d'une écriture sublimée et enrichie par la mise en scène filmique. Je crois fermement, pour ma part, que c'est une nouvelle Assia Djebar qui est née des années cinéma, et ce n'est pas le fait du hasard si elle est toujours citée comme écrivain et cinéaste, même si elle n'a plus tourné depuis un quart de siècle. En 1987, Assia Djebar a essayé de revenir au cinéma en présentant un projet ambitieux consacré à Youssef Essedik, dans lequel elle tentait de montrer comment la beauté de Youssef avait mené au voile des femmes dans la tradition abrahamique. Ce projet, venu après l'adoption du code de la famille et d'une nette régression dans le droit des femmes, a été étouffé dans l'œuf par les autorités culturelles et politiques de l'époque. En 2003, Assia Djebar connaît la même mésaventure malgré l'enthousiasme qu'elle a manifesté à renouer avec son pays. Sollicitée par l'Année de l'Algérie en France, elle propose de produire son opéra Les Filles d'Ismaël. Après avoir cru à cette proposition, son projet est rejeté sans autres formes d'égards pour les mêmes raisons qu'en 1987. On comprendra mieux l'amertume discrète et retenue d'une grande dame reconnue ailleurs que chez les siens. Même si l'immortalité est plus forte que les frontières !