Feu Houari Boumediene aimait rire de la faible profondeur historique des monarchies du Golfe, notamment wahhabite, en r�duisant leur raison d'�tre dans la communaut� des Etats � un vulgaire baril de p�trole. L'histoire n'a pas encore tranch� entre le bilan de l'h�ritage du bouillonnant nationaliste, fier de la trajectoire de son pays, et celui des prog�nitures des vieux �mirs fra�chement sortis des universit�s anglo-saxonnes o� ils se sont, pour la plupart, initi�s � la sp�culation boursi�re et aux r�gles des march�s financiers. Une nouvelle donne vient enrichir cette controverse : l� o� les archa�smes du wahhabisme n'autorisent pas certaines �greffes� de la modernit� sur des soci�t�s b�douines et tribales r�cemment s�dentaris�es, de jeunes �mirats s'efforcent de le r�ussir. C'est le cas des Emirats arabes unis, parmi lesquels une audace particuli�re revient � l'Etat du Qatar. Peut-il construire une identit� culturelle, fortement port�e sur la modernit�, pour moins d'un million d'habitants � peine sortis des t�n�bres, sur les revenus du p�trole ? La question a plus d'une fois trouv� r�ponse dans des contextes diff�rents et l'issue a toujours �t� la m�me : impossible ! �Le passage du Moujik au Spoutnik� cher � Staline, ou, encore plus pr�s de nous, �la construction de l'homme nouveau� par le parti du FLN version �appareil central � viennent spontan�ment � l'esprit pour confirmer ce d�menti. La premi�re transition a d�g�n�r� en syst�me mafieux pire que celui de la p�gre de Chicago et �l'homme nouveau� se recrute de nos jours parmi des milliers d'odieux d�linquants qui �cument les portables d'honn�tes p�res de famille au volant de leurs v�hicules. Pourtant le Qatar y croit. Il a d'abord commenc� par construire une image d'�metteur du discours des nouvelles �lites transnationales arabes r�unies autour d'une cha�ne de t�l�vision satellitaire qui vient de battre en br�che les vieilles �troitesses linguistiques en diffusant de l'information continue en langue anglaise. L'identit� culturelle projet�e du Qatar ne s'arr�te pas l�. Le petit Emirat ambitionne de construire une v�ritable industrie cin�matographique et de se payer par ailleurs le pari fou de disposer de copies des plus grands mus�es du monde, dont le Louvre, et de l'universit� de la Sorbonne. L'�dition anglophone d'Al-Jazira a commenc� � �mettre mercredi 15 de ce mois pour concurrencer les grandes cha�nes de t�l�vision occidentales comme CNN ou la BBC (dont elle est issue pour l'essentiel). "Une nouvelle �re dans le domaine de l'information internationale commence avec cette nouvelle cha�ne", a d�clar� sans fausse modestie Shiulie Ghosh, l'un des deux pr�sentateurs vedettes d'Al-Jazira English qui ont accueilli les premiers t�l�spectateurs de la cha�ne dans l'�mission inaugurale. Plus de 80 millions de foyers, soit le double de l'objectif fix�, acc�dent d�j� � ses �missions par le c�ble ou le satellite. Faute d'accord aux Etats-Unis, o� elle ne dispose pas de distributeur de poids, le r�seau d'information continue y sera n�anmoins disponible aux utilisateurs d'ordinateurs via une connexion Internet � large bande. Au pays de l'Oncle Sam, Al-Jazira English sera disponible via GlobeCast, une filiale d'une soci�t� fran�aise qui propose un service satellitaire dont le co�t d'installation est d'environ 300 dollars. Les trois autres partenaires commerciaux d'Al-Jazira English sont Fision, un service num�rique bient�t disponible � Houston; Jump TV qui se pr�sente comme "le leader mondial de la t�l�vision ethnique sur le Net"; et VDC, un service qui offre la t�l�vision via Internet � une dizaine de milliers de clients aux Etats-Unis. Non content de damer le pion � CNN et la BBC, le Qatar ambitionne de s'attaquer � la citadelle Hollywood, avec la construction des studios de cin�ma les plus modernes au monde (Duba�wood) en plein d�sert pour attirer l'industrie mondiale du cin�ma � Duba�, dans moins d'une ann�e. L'industrie du cin�ma y emploie d�j� 600 personnes install�es � Media City, au nord de Duba�. Les producteurs indiens de Bollywood y tournent � eux seuls 40 films par an, aux c�t�s des grandes productions dont le budget d�passe les 50 millions de dollars (les blockbusters). Les nouveaux studios ont d�j� accueilli Tim Robbins pour le tournage de Code 46, George Clooney et Matt Damon pour celui de Syrianaet Jamie Foxx pour celui de son prochain film The Kingdom. En r�alit�, Hollywood ne voit pas Duba�wood comme un redoutable concurrent. Les studios am�ricains sont depuis belle lurette entr�s dans une logique de d�localisation pour r�duire leurs co�ts de production. D'autres pays d'accueil ont par contre beaucoup � craindre, notamment le Maroc et la Tunisie, o� ont �t� tourn�s Indiana Jones et Star Wars. Seul inconv�nient, et non des moindres, � la r�ceptivit� locale des projets pharaoniques en cours : le d�sert culturel dans lequel baigne Duba�wood. Faute d'�cole de cin�ma, il n'y a pas encore d'�quipes techniques sur place et il est difficile de recruter des figurants professionnels. Ce � quoi il faut ajouter des co�ts d'h�bergement exorbitants. Un tournage revient alors quatre fois plus cher que dans les pays arabes voisins de vieille tradition culturelle, comme le Caire ou Beyrouth. Les Emiratis le savent et ils d�veloppent un syst�me g�n�reux d'aides financi�res destin�es � couvrir ces d�savantages comparatifs. Ils r�alisent aussi qu'il ne leur suffit pas de gagner la bataille de l'image. Rien n'y fait ; ils engagent celle du savoir en projetant la construction d'un ensemble culturel form� de quatre mus�es, dont un mus�e Guggenheim, et d'une cit� des arts avec op�ra, et en inaugurant une antenne de la Sorbonne (la plus vieille universit� fran�aise fond�e en 1257) le 18 de ce mois par le prince h�ritier et le ministre fran�ais de l'Education nationale, Gilles de Robien. C'est tout un symbole que les Emiratis entendent se payer : la Sorbonne compte parmi ses anciens �l�ves Erasme, Boileau, Bergson, Pierre et Marie Curie, Derrida et d'autres. Un symbole auquel sont �galement attach�es des valeurs : Paris IV-Sorbonne d'Abou Dhabi, qui vient donc de faire sa premi�re rentr�e universitaire, s'attache au "d�veloppement d'enseignement des Humanit�s en Fran�ais". Une ambition que confirme d�j� son fonctionnement la�que et sa scolarit� mixte. Les filles qui ont eu le privil�ge (les droits d'inscription s'�l�vent � 6.000 euros par semestre), de figurer parmi ses 165 premiers �tudiants, issus de vingtcinq nationalit�s, sont libres de porter le voile. Un tiers des �tudiants est francophone, les autres, principalement originaires du Golfe, suivent des cours de fran�ais intensifs. Rien n'�chappe � cette boulimie des arts et de la culture qui, si elle ne refl�te certainement pas un r�el besoin de populations � peine alphab�tis�es, entend toutefois tirer profit de ce que la fili�re s�cr�te encore comme valeurs ajout�es. Les autres projections culturelles de l'Emirat ne manquent �galement pas de surprendre. Ils ambitionnent de faire �merger des sables du d�sert un complexe culturel constitu� de quatre mus�es, d'une cit� des arts et d'un op�ra. La fondation Guggenheim a d�j� vendu un mus�e Guggenheim d'art contemporain pour 400 millions de dollars. La suite du projet fait �galement la part belle � la France. La conception scientifique et artistique, la construction et l'organisation mus�ographiques d'un Louvre, labellis� par le premier des mus�es fran�ais, r�unira aussi l'expertise de quatre autres grands �tablissements nationaux fran�ais : Beaubourg, les Arts premiers, Orsay et le ch�teau de Versailles, avec des rythmes d'expositions internationales s'�talant sur une p�riode de dix ans. L'ensemble est encadr� par un �m�gacontrat� d'une valeur de 750 millions � 1 milliard d'euros. Hors de tout effet cumulatif de savoir, de faire-faire, de savoir-�tre et de savoir-vivre, souvent enregistr� sur plusieurs g�n�rations, le projet qatari s'apparente � un mirage. Une autre partie de poker dont le perdant est connu d'avance. Dommage. Plus de la moiti� des populations arabes vivent aujourd'hui en dessous du seuil de pauvret�. C'est un court m�trage d'Al-Jazira qui le martelait r�cemment.