Paul Krugman, dernier prix Nobel d��conomie, vient de consacrer � la �profession d��conomiste� une critique des plus acerbes dans le New York Times o� il signe une chronique hebdomadaire (*). Aussi scolastique qu�elle puisse para�tre, la question abord�e est d�une actualit� br�lante et le demeurera encore longtemps. En cela, cette contribution fera certainement date. Les fondements philosophiques du n�olib�ralisme ont, dans une sorte de b�r�zina totale, d�teint sur toutes les sph�res de l�activit� humaine avant la crise des subprimes. Les tenants de l��conomie sociale de march�, de la r�gulation et des transferts sociaux d�sesp�raient de se faire entendre, tandis que, plus � gauche, socialistes, sociaux d�mocrates et autres marxistes n�arr�taient pas de dig�rer leur fra�che d�faite historique. L��ge d�or du marginalisme et du mon�tarisme �tait associ� � celui de toute la profession. Dans l�euphorie de la victoire id�ologique du n�olib�ralisme, �peu d'�conomistes ont vu venir la crise actuelle�, rappelle Paul Krugman. Cet �chec � pr�voir est le moindre des probl�mes attach�s � leur champ d�activit�. �Plus importante est la c�cit� de la profession � envisager la possibilit� m�me de d�faillances catastrophiques dans une �conomie de march� (�). Il n'y avait rien dans les mod�les dominants qui pouvait sugg�rer la possibilit� d'une sorte d'effondrement comparable � celui qui s'est pass� l'ann�e derni�re.� �L'effondrement intellectuel � de l'�cole de Chicago autorise l�auteur � qualifier ses adeptes de �produit de l'�ge des t�n�bres de la macro�conomie, �ge pendant lequel a �t� omis un acquis du savoir durement acquis�. Plus � droite de Milton Friedman lui-m�me, la discipline a m�me fait r�v�rence aux d�lires d�Eug�ne Fama (p�re de la th�orie de l�efficience des march�s) ou de John Cochrane, tous deux professeurs de finance � la Business School de l�Universit� de Chicago. Krugman a bien raison de nous rafra�chir la m�moire et de rappeler que pour ces auteurs, s�il y a du ch�mage de masse, c�est tout simplement parce que les salaires �tant plus bas, les salari�s� pr�f�rent ne plus bosser du tout, le travail n��tant plus suffisamment r�mun�rateur pour compenser l�effort qu�il leur co�te. Autre variante de leurs d�lires : les r�cessions sont b�n�fiques parce qu�elles permettent de purger l��conomie des entreprises les moins efficaces. Ainsi donc, apr�s la crise, l��conomie repart, plus requinqu�e, plus dynamique, plus saine� �Peut-on s�rieusement pr�tendre que nous avons perdu 6,7 millions d'emplois parce que moins d'Am�ricains veulent travailler ? Mais il �tait in�vitable que les �conomistes se retrouvent pi�g�s dans ce cul-de-sac : si vous partez de l'hypoth�se que les gens sont parfaitement rationnels et les march�s sont parfaitement efficaces, il faut conclure que le ch�mage est volontaire et les r�cessions sont souhaitables.� A la base de tous ces d�lires longtemps �rig�s en mode de gouvernance : la vision id�alis�e d'une �conomie dans laquelle des individus rationnels interagissent dans des march�s parfaits. Emport�e par une sorte d�amn�sie ou d�ingratitude, �la profession�, comme l�appelle Krugman, a vite oubli� que la Grande d�pression a r�habilit� les id�es de John Maynard Keynes �� la fois comme explication de ce qui s'�tait pass� et comme solution aux d�pressions � venir�. Dans son chef-d'�uvre de 1936, La Th�orie g�n�rale de l�emploi, de l�int�r�t et de la monnaie, il a voulu �fixer le capitalisme, et non s'y substituer �. Il y exprime un �m�pris particulier pour les march�s financiers, qu'il consid�re comme �tant domin�s par la sp�culation � court terme avec peu de consid�ration pour les fondamentaux �. Keynes avait coutume de dire � propos des march�s financiers : �Lorsque le d�veloppement du capital d'un pays devient un sous-produit des activit�s d'un casino, le travail est susceptible d'�tre mal fait.� Le mal vient donc de ce que �l'histoire de l'�conomie au cours des cinquante derni�res ann�es est, dans une large mesure, l'histoire d'un repli du keyn�sianisme et du retour au n�o-classicisme �. A partir des ann�es 1970, le d�bat sur l'irrationalit� des investisseurs, les bulles, la sp�culation destructrice avait pratiquement disparu du discours universitaire, domin� par l��hypoth�se de march�s efficients�. L�id�e partag�e ici est que �le prix des actions d'une entreprise, par exemple, refl�te toujours exactement la valeur de l'entreprise, compte tenu des informations disponibles sur ses b�n�fices, ses perspectives commerciales, etc.) �L'hypoth�se de march�s efficients n�est pas simplement adoss�e � ses c�t�s �l�gant, pratique et lucratif. Elle a �galement produit un grand nombre de preuves statistiques, qui quoique tr�s favorables, n�en restent pas moins d'une forme curieusement limit�e. � Une bonne illustration de cela est donn�e par Larry Summers, aujourd'hui conseiller �conomique dans l'Administration Obama, qui se moque des adeptes de la finance avec une parabole sur les ��conomistes ketchup� : ils �ont montr� que deux bouteilles d'une pinte de ketchup s��coulent invariablement deux fois plus vite que les bouteilles de ketchup d'un litre. Et d�en conclure que le march� du ketchup est parfaitement efficace�, dit Krugman. Que doivent faire les d�cideurs ? La macro�conomie, elle-m�me dans le d�sarroi, est encore impuissante aujourd�hui � donner des indications claires sur la fa�on de juguler l�effondrement de l��conomie. En 2004, Alan Greenspan, alors pr�sident de la Fed jusqu�� la fin des ann�es Bush junior, avait rejet� avec une l�g�ret� d�concertante toute �ventualit� d�une d'une bulle du logement. �Une s�v�re distorsion des prix est tr�s improbable�, avait-t-il assur�. L�ann�e suivante, en r�action aux hausses de prix, son successeur Ben Bernanke soutiendra qu� �ils (les prix) refl�tent largement de solides fondements �conomiques�. En bref, la croyance en l'efficacit� des march�s financiers a aveugl� beaucoup, sinon la plupart, des �conomistes, incapables d�envisager l�av�nement de la plus grande bulle financi�re de l'histoire. Les m�nages am�ricains ont vu 13 billions de dollars de richesse s'�vaporer. Plus de six millions d'emplois ont �t� perdus et le taux de ch�mage semble se diriger vers son plus haut niveau depuis 1940. Tout cela est arriv� sans le moindre signe avant-coureur parce que la profession convertie au n�olib�ralisme sombrait dans un int�grisme intellectuel sans pr�c�dent. En somme, l��tat de la macro�conomie n�est pas bon. Krugman invite �la profession � se racheter�. Comment ? �Elle devra se r�signer � une vision moins s�duisante � celle d'une �conomie de march� qui a beaucoup de vertus, mais qui est aussi travers�e de failles et de frictions�. Comment ? En passant, dit-il, �de la p�riph�rie de l'analyse �conomique � son centre�. Retrouver le centre ou le noyau de la nouvelle �conomie, c�est r�habiliter Keynes dont les id�es ont �t�, pendant les deux derni�res d�cennies, consid�r�es comme des �contes de f�es�. Tel est, de l�avis de Krugman, la voie � suivre. Pour y parvenir, les �conomistes doivent se soumettre � une triple �th�rapie� : - Premi�rement, �ils doivent faire face � la r�alit� embarrassante que les march�s financiers sont tr�s loin de la perfection, qu�ils sont soumis � des illusions extraordinaires et � la folie des foules�. - Deuxi�mement, �ils doivent admettre � et ce sera tr�s dur pour les gens qui riaient et se moquaient de Keynes � que l'�conomie keyn�sienne reste le meilleur cadre que nous ayons pour donner un sens aux r�cessions et aux d�pressions �. - Troisi�mement, �ils devront faire de leur mieux pour int�grer les r�alit�s de la finance dans la macro�conomie�. Tout un programme. A. B. (*) Paul Krugman, How Did Economists Get It So Wrong ? New York Times, 2 septembre 2009