«Créer, c'est résister. Résister, c'est créer.» Stéphane Hessel Quand on veut raconter une histoire, il faut en général respecter la chronologie des faits afin que le lecteur ou l'auditeur ne puisse pas perdre le fil du récit. En effet, on ne peut échapper à l'influence de facteurs extérieurs qui pèsent lourdement sur ses propres choix. Quand j'ai essayé de parler précédemment du soulagement provoqué par le cessez-le-feu du 19 mars, j'ai voulu tout de suite sauter à la formidable liesse de Juillet 1962. Mais la vision d'un superbe film m'en dissuada. Comment parler des fêtes de l'Indépendance sans parler avant, de la joie éprouvée par des milliers de gens qui ont passé une partie, toute la guerre ou plus que cela (je pense en particulier à l'inoubliable et grand patriote que fut Mohand-Saïd Mazouzi qui passa 17 années en prison) en prison ou dans des camps qui résonnent dans la mémoire collective comme les noms des grandes batailles. Peu de films hélas, restituent les ambiances de ces lieux de détention, de torture, de luttes et d'espoir. Les récits, témoignages poignants du regretté Abdelhamid Benzine restituent fidèlement l'atmosphère des prisons (Lambèse) et des camps (Le Camp). Ce dernier a d'ailleurs été rédigé dans des situations rocambolesque et a exigé des acrobaties dangereuses pour son auteur... L'excellent film qui a éveillé en moi des souvenirs vieux de cinquante années est Paradise road (d'ailleurs je me demande toujours pourquoi les gens qui sont chargés du doublage en français ne font pas un effort pour donner un titre en français au nouveau produit: c'est peut-être à cause de l'inexorable invasion de l'anglo-saxon sur les plates-bandes du vieux Molière). Quand j'ai vu ces centaines de femmes entrer dans un camp de prisonniers installé par les Japonais à l'orée de la jungle dans l'île de Sumatra (Indonésie), j'ai tout de suite pensé à l'inoubliable chef-d'oeuvre réalisé par le metteur en scène britannique David Lean, Le pont de la rivière Kwaï, d'après le roman éponyme de l'écrivain Pierre Boulle: camps identiques, même dénuement et épuisement des prisonniers, férocité de leurs geôliers, exactions, exécutions, humiliations, travaux forcés, nombreux décès... Deux choses diffèrent: dans le film de Lean, une partie des officiers collabore avec l'ennemi au nom de la discipline et de la parole donnée alors que dans ce camp où ne se trouvent que des femmes et des enfants, ce n'est que pour fuir les privations du camp que certaines détenues préfèrent servir de femmes de réconfort dans une luxueuse résidence transformée en club des officiers. Les spectateurs du monde entier doivent avoir toujours à l'oreille la musique de la chanson qui accompagnera le film de Lean: Hello, le soleil brille! chantée par les résidus d'une armée dépenaillée. Dans Paradise road, c'est la musique qui servira de ciment à des détenues d'origines diverses: la constitution d'un choeur féminin où Britanniques, Américaines, Australiennes, Hollandaises et Chinoises vont adoucir les souffrances des prisonnières, atténuer les différences de classe, renforcer les liens de solidarité et effacer les rares comportements mesquins inévitables dans ces lieux où chacun lutte désespérément pour sa survie. Elle rapprochera certains des bourreaux sensibles à cet art qui transcende les frontières: on notera d'ailleurs le changement de ton des films réalisés par les pays alliés au fur et à mesure que les échos de la guerre se font plus lointains. On est loin de La Grande évasion, de Stalag 17». Les geôliers sont dépeints avec plus d'humanité et les ennemis d'hier peuvent devenir les amis de demain. On aurait bien aimé un film algérien de cette qualité: mais que devient le projet de réalisation du film inspiré du récit de Benzine Le Camp?