L'Expression: Comment est née l'idée de consacrer un livre à l'insurrection de 1871? Younès Adli : Au début de l'année 2021, j'avais franchement attendu que l'on commémore l'événement du Cent-cinquantenaire de 1871; en particulier après que l'on eut fêté, d'une manière quasi officielle, le centenaire du club de football du Mouloudia d'Alger. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je me suis rabattu sur ma petite expérience dans le domaine. Faudrait-il rappeler que nous avions déjà commémoré le Cent-cinquantenaire de la guerre de résistance de 1857, les Centenaires de la mort du poète mythique Si Mohand Ou M'hend et de l'interdiction de tajmaât -la djemaâ kabyle- de 1868, sans oublier le soixante-dixième anniversaire de la crise dite berbériste de 1949. La personne qui devait nous assurer le côté logistique de la commémoration tomba malade en cours de préparation et rendit l'initiative des plus compliquées. Resté seul et chargé du volet scientifique, je me suis retrouvé dans l'impossibilité de faire venir des conférenciers de l'intérieur comme de l'extérieur du pays. J'avais tout de même réussi à assurer trois conférences, au pied levé: la première à Tichy, au mois de mai, la seconde au Salon du livre amazigh des At-Ouacifs au mois de juillet et la troisième à At-Vugherdan (Boghni), toujours en juillet. De mon point de vue, cela restait bien en deçà. C'est alors que je m'étais lancé le défi d'écrire un livre avant même la fin de l'année 2021, c'est-à-dire l'année du Cent-cinquantenaire. De ce côté, j'estime le défi relevé. Pouvez-vous nous brosser brièvement un tableau du contexte de l'époque? Le contexte de la guerre insurrectionnelle de 1871 a été marqué par deux faits: celui de l'homme et celui de la nature. Ici, l'homme est le colon français, aidé de l'administration coloniale et de l'armée d'Afrique, comme du corps expéditionnaire. Il y avait un contexte d'agression, avec la période des textes déstructurants (À l'exemple du décret du 20 mai 1868, portant interdiction de la djemaâ kabyle) et des violences coloniales (comme le Sénatus- consulte, en particulier le premier, celui de 1863, qui n'était autre qu'un plan de dépossession des terres autochtones). La veille du déclenchement de la guerre insurrectionnelle, en 1870, l'Algérie passait du régime militaire au régime civil. Cela s'était traduit concrètement par le passage d'une partie du pouvoir entre les mains de colons agressifs qui devinrent plus exigeants vis-à-vis de la Métropole. Ils créèrent leurs groupes de pression et imposèrent une nouvelle vision de la colonie, après celle de Napoléon III qui rêvait du «royaume arabe» et celle des Saint-simoniens qui plaidaient pour une colonie plus humaine. La nature, quant à elle, n'a pas été du côté des autochtones non plus. Sa panoplie de calamités n'a pas épargné les habitants du pays qui ont eu à subir la sécheresse (qui avait particulièrement affecté le bétail), les invasions de criquets et des épidémies comme celle du choléra qui fit, à titre d'exemple, plus de dix-mille victimes dans la seule subdivision de Dellys (entendre l'arrondissement administratif de Dellys et le cercle spécial de Fort-National). Les grands incendies de 1863 et de 1865 sont restés dans les annales: dans la province de Constantine, dont dépendait Bougie (Béjaïa), respectivement 42 000 ha puis 163 954 ha furent brûlés. Il y a eu une ou plusieurs insurrections en 1871? Il y a eu une seule guerre insurrectionnelle de 1871: celle-là menée par le binôme des Confédérations kabyles-Rahmania. Elle a fait l'objet de grandes concertations au préalable pour sa préparation qui a été poussée jusqu'à déterminer la date de son déclenchement. L'appel de Cheikh Aheddad du 8 avril a été réfléchi et intervenait en pleine guerre de Prusse et de la Commune de Paris de l'armée d'Afrique qui, par conséquent, avait transféré l'essentiel de ses troupes d'Algérie. Avant cela, Mokrani avait tenté de former une sorte de ligue des familles aristocratiques terriennes. Mais les grandes familles qu'il avait contactées pour son projet: les Bengana de Melouza (M'sila), les Boudiaf de Biskra et Ben-Yahia, l'ancien bey du Titerri, ne souscrivirent pas à son raisonnement. Sa proposition resta vaine. De plus, Mokrani était lié au général Durieux par un contrat féodal en sa qualité de Bachagha. Ce qui l'empêchait d'être de la préparation de la guerre insurrectionnelle. En démissionnant de ce poste, le 9 mars, Mokrani prit seul l'initiative de l'attaque du bordj Bou-Arréridj le 16 du même mois. Lorsque le 8 avril éclata la guerre organisée par le binôme cité précédemment, il y eut avec la jonction de Mokrani comme une alliance de fait dont le but suprême était de mettre en échec la colonisation française. Mokrani tué le 5 mai, les armes à la main, son frère Boumezrag ne dérogea pas à cette forme d'alliance qui continua la guerre sans dualité de direction. Il est cependant établi que ce sont les structures de la Rahmania qui avaient permis de mener la guerre sur les deux-tiers du pays (y compris jusqu'au sud) pour ce grand soulèvement qui prit sa source de la Kabylie avec les «Imsseblen», les volontaires de l'époque. Il est essentiel de retenir que ce binôme historique avait organisé et conduit le plus grand soulèvement depuis le débarquement français en Algérie; celui qui allait rééquilibrer les enjeux identitaires, doctrinaux et civilisationnels, n'était-ce l'inégalité des moyens de guerre largement en faveur de l'armée d'Afrique, à son retour de la guerre de Prusse et de la Commune de Paris. Comment se sont déroulés ces événements marqués par un contexte de violence inouï? C'était bien une guerre insurrectionnelle. Dès le 18 avril, les combattants procédèrent à la destruction du village européen de Tizi Ouzou, évacué auparavant. Le même jour, Tadlest (Dellys) fut investi par les insurgés, le caravansérail de Oued-Amizour détruit, et le moulin Lambert attaqué à Ifnayen. Pratiquement, au même moment, les combattants anéantirent le village européen de Bordj-Ménaïel, également déserté; deux jours plus tard ce fut le tour du bordj de Draâ El-Mizan. Le 21 avril, dans sa marche sur Bougie (Béjaïa), Si Aziz, le fils de Cheikh Aheddad, soutint le combat de Oued-Ghir. À Batna, l'attaque de la scierie Sallerin fut soldée par la mort de dix-sept européens. Le lendemain, l'attaque de la gendarmerie de Palestro fut marquée par la mort de trente et un colons et la capture de quarante autres. À la fin du mois, on signala les incendies des fermes européennes dans la plaine d'El-Outaïa, près de Biskra. Dès le retour progressif des troupes de l'armée d'Afrique, le 30 avril, ses colonnes semèrent mort et désolation. Au mois de mai, tandis qu'au sud les insurgés attaquèrent Guemar et Touggourt, les troupes françaises brûlèrent les villages de Sidi Naâman, Timizar-Loghbar, Laâzib Ibetrounène, Azroubar, Aït-Iften, Tizi-Bouali, Aït-Saïd, Tazazrayt, Mekla, Taguemount-Azouz, Taddart-Oufella, Ighil-Mimoun, Ihemziouène, Aït-Khalfoun, Aït-Bouyahia, Ighil-Ali. À l'approche de Fort-National, ce fut au tour des villages de Tala-Amara, Ighil-Guefri, Adeni, Aguemoun, Imaïnseriène, Afensou, Aït-Atelli, Tablabalt et Taourirt-Moqran. Dans l'oued Sahel: Aït-Mansour, Ighil, Tighilt, Taourirt, Aït-Bouali. Dans le sud, Eddis (Boussaâda) et l'oasis de Negrine. Des dizaines et des dizaines de villages, villes et Oasis furent ainsi incendiés et détruits pendant les trois cent- quarante batailles recensées entre le 21 janvier 1871 et le 17 janvier 1872. On ne peut pas tous les citer ici. Pour ce qui est des bordj, les insurgés optèrent pour les blocus. Les principaux concernèrent Bou-Arréridj, Djelfa, Sétif, Batna, Akbou, Draâ el-Mizan, Tizi Ouzou, Fort-National, Dellys, Hemza (Bouira), Boussaâda, Laghouat, Souk Ahras, Tébessa, M'sila, Biskra, Sour el-Ghozlan, Collo, Djidjel, Mila et Cherchell. Vous évoquez dans ce livre le massacre d'Icherriden, pouvez-vous nous en parler? Icherriden est un exemple de cruauté de guerre dans l'histoire des conquêtes coloniales. Il est également devenu une symbolique dans la différence de valeurs des belligérants. En 1871, le 24 juin, après que le Fort-National eut été libéré par l'armée d'Afrique, les Imsseblen -les combattants volontaires- tentèrent une ultime réorganisation à Icherriden où eut lieu le regroupement de plusieurs villages environnants, évacués au préalable, qui trouvèrent refuge sur deux kilomètres de crête. Forte de son matériel de guerre perfectionné, la colonne du général Lallemand (commandant des Forces de terre et de mer) contraignit les insurgés à la dernière et décisive bataille. Cette bataille vit la mitrailleuse, inventée en 1870 et forte de ses quatre cent quatre-vingt-deux coups à la minute, faire ses preuves de carnage, y compris parmi la population civile réfugiée sur les lieux. À ce niveau, intervient la symbolique dans la différence de valeurs des belligérants. En effet, au milieu des combats qui faisaient rage au retour de l'armée d'Afrique, prévalait un principe méconnu des troupes françaises: celui de Laânaya kabyle. La mitrailleuse a produit un carnage parmi la population civile désarmée et des insurgés sommairement armés, alors qu'auparavant des populations françaises et européennes furent protégées par le principe de Laânaya accordé par ces mêmes insurgés. Nous avons cité, entre autres, les familles européennes du bordj d'Akbou qui furent autorisées au déplacement sur la zaouïa d'Ichelladen de Ben-Ali Chérif, sans que personne n'ait attenté à leur intégrité physique. Un autre exemple: celui d'un capitaine de l'armée d'Afrique fait prisonnier du côté de Bouzeguène et gardé dans le village d'Ihitoussènen en attente de son jugement. Ayant sollicité Laânaya, il l'obtint du conseil de guerre des combattants kabyles. Marqué par cette immense tolérance, il manifesta le désir de finir ses jours parmi cette population humaniste et ne jamais regagner le sol français. Quelque temps après, conformément à son voeu, on le maria au village, terminant ainsi sa vie dans les montagnes kabyles où il fut enterré. C'est en cela qu'Icherriden demeure un souvenir cruel qui mérite un recueil officiel annuel. Par les temps présents, c'est aussi cela la mémoire historique et ses enjeux. Vous parlez aussi, dans ce livre, des déportations, notamment en Nouvelle- Calédonie, n'est-ce pas? Il y a eu des déportations en Nouvelle-Calédonie, mais aussi en Guyane française, à Cayenne. À cela, il y a lieu d'ajouter les exils forcés en Tunisie, au Maroc et en Tripolitaine, mais également en Orient, c'est-à-dire en Syrie, en Palestine et au Liban. Sur les déportations en Nouvelle-Calédonie, s'étaient greffées des évasions, venues renforcer les troupes du justicier Arezki L'Bachir qui préparait un soulèvement sur le modèle de 1871, et des essaimages dans le Vieux Continent (France, Belgique, Allemagne, Espagne et Italie), jusqu'en Amérique du Sud à Panama où ils furent embauchés lors de la construction du canal. Pouvez-vous nous parler des conséquences de cette guerre insurrectionnelle? Les conséquences de la guerre insurrectionnelle de 1871 sont très lourdes avec une dégradation socio-politique et économique profonde. Le séquestre des terres a été estimé à cinq cents mille hectares sur l'ensemble du territoire algérien. Elles servirent à la création de centres européens, de villages coloniaux, dans le but de raffermir une colonisation de peuplement. L'imposition accablante fut de l'ordre de trente millions. La Kabylie, à elle seule, par exemple, fut contrainte de payer une contribution de guerre estimée à dix millions de francs; d'autres impôts, comme l'impôt lezma, furent réactivés spécialement pour elle. La famille indivise qui constituait la cellule socio-économique de base de la Kabylie fut disloquée dans le but de détruire la propriété collective qui empêchait jusque-là la création d'un marché de la terre indispensable au système colonial. S'ensuivirent des essaimages de populations dont on a fait cas plus haut. Le gouverneur général de l'Algérie, à l'époque l'amiral De Gueydon, a mis en place un vaste système de réorganisation politique et administrative. Il songea à doter la Kabylie d'institutions qui allaient permettre à l'administration le contrôle direct de la population. Inspiré par l'expérience de Randon, il prévoyait d'étendre par la suite son projet à l'ensemble des régions telliennes et des Hauts-Plateaux. Ce nouveau système de l'amiral De Gueydon a été interrompu à son départ d'Algérie. Devenue également un champ d'expérimentation pour son remplaçant, Chanzy, la Kabylie se voyait réorganisée en arrondissement administratif. Un décret d'avril 1874 porta création de justices de paix, «Juj debbi», comme elles furent appelées par les Kabyles. Elles ont été implantées à Tizi-Ouzou, Fort-National (Larbaâ Naït-Irathen), Draâ el-Mizan, Dellys, et Bordj-Menaïel, pour le département d'Alger, puis à Bougie (Béjaïa), Akbou, Djidjeli et Takitount, pour le département de Constantine. Les présidents des tribunaux de Tizi Ouzou et de Bougie (Béjaïa), avec les juges de paix de leurs circonscriptions, furent chargés de réunir les codes et coutumes de tous les villages pour les soumettre à une étude approfondie. La juridiction de paix amorçait ainsi sa substitution au droit kabyle, injustement qualifié de droit coutumier. En 1881, la peur d'un autre soulèvement édicta des lois d'exception, dont le Code de l'indigénat. L'introduction de l'état-civil par une loi du 23 mars 1882 avait un double objectif officiel: constituer l'état-civil de la génération du moment et assurer pour l'avenir sa mise à jour et sa conservation par la tenue de registres officiels. Cette loi devait immédiatement être appliquée à l'ensemble du Tell. Beaucoup d'autres exemples prouvent la volonté coloniale de substitution à l'autochtonie issue d'une grande civilisation qui a compté dans le Bassin méditerranéen et versé que de valeurs dans le creuset de l'humanité. C'est pour cela que le travail de mémoire est important, particulièrement en ce moment où on entend parler d'une certaine commission mixte algéro-française sur la mémoire, laquelle, pour l'instant, baigne dans l'opacité. Avez-vous quelque chose à nous dire à ce propos? Peut-être un livre pour verser votre contribution en tant que libre penseur? Pourquoi pas? Un livre ayant pour titre: Algérie-France: le trouble mémoriel.