Elle est comme le Titanic cette vieille famille au long cours. Cossue, insubmersible, le vent des certitudes bien en poupe, elle finira pourtant par faire peu à peu naufrage à chaque fois que les turbulences de la vie la déroutent inexorablement vers les icebergs du destin. Il y a, assurément, du Proust dans le nouveau roman de Dalila Daouadji, du Dinet même, au regard de l'immense toile humaine qu'elle déploie sous nos yeux et de l'extraordinaire fresque de portraits qu'elle dresse, touche après touche, aussi attachants les uns que les autres jusque dans leur misère la plus intime. Naufrage d'une destinée qui vient de paraître à Oran, est une longue et émouvante recherche du temps perdu, du patrimoine oublié à travers la saga, la balade au sens médiéval et chevaleresque du terme, d'une famille dont les personnages entrecroisent leur drame et leur souffrance et s'entredéchirent sans jamais se renier. Révolution armée, terrorisme, la famille traverse le siècle de Tlemcen à Oran. La fraîcheur des vasques, le confort douillet des salons, les dédales des souks aux multiples relents d'épices, les contes merveilleux animés par la grand-mère le soir avant que des géants ne peuplent les imaginations des petits, Dalila donne une telle épaisseur et une telle vérité à cette famille qu'elle devient la nôtre, le miroir de la nôtre et le reflet de chacun d'entre nous. Avec une précision de dentellière, l'auteure va jusqu'aux détails les plus insignifiants, les plus anodins. Et c'est là, précisément, que le talent de l'artiste donne toute la mesure de ses moyens. Ni le conciliabule des femmes, ni leur chedda or et argent, ni leur bonheur, ni leur secret, ni leur ombre, rien n'est laissé au hasard dans ce livre intime et feutré mené comme une musique de chambre à la manière de Brahms. Tout en sourdine, sous sa plume, les baklawa, tcharak et autres makrout dégoulinant de miel ont presque le goût de la Madeleine de Proust, le goût des saveurs d'antan. Et le passé, la couleur écorchée des feuilles d'automne. Avec Naufrage d'une destinée, Dalila Daouadj administre la preuve par trois qu'un écrivain peut avoir de la pudeur, peut même éprouver des scrupules, mais cela ne l'empêche pas d'avoir du talent. Et Dalila en a.