Révolté par la morgue des Européens et leur suffisance, il décide de faire payer le prix fort de toutes les souffrances imposées à son peuple. «Silence et courtoisie», un simple panneau métallique à l'entrée de la ville avertissait, en 1950, les visiteurs que Mostaganem n'était ni un douar indigène, ni un campement de bohémiens ou de Naïlis itinérants à la recherche de «Achabas». Les gros propriétaires terriens tels que les Duseigneur ou les Papalardo dont les vignobles et les orangeraies s'étendaient jusqu'aux Medjahers et les Souaflias, avaient besoin de calme pour goûter, en toute quiétude, aux délices le leur paradis. Même la sieste était institutionnalisée dans cette débauche de villas fleuries au goût approximatif qui se bousculaient de la plage de la Salamandre à la rivière de Aïn Sefra. Là, sur les bords de ce filet en perpétuel étiage, s'arrêtait le style gothique, rococo et roman pour laisser place à une plaine de masures blotties les unes contre les autres, construites dans tous les sens, parfois même en dépit du bon sens avec une anarchie qui ronge les lignes et dépasse les courbes. Signes avant-coureurs C'est le quartier des musulmans, la réserve des sans-grade, le ghetto des démunis. Tigditt et son cimetière à caveaux, sa décharge au beau milieu des riverains et sa «souikha», El Arsa et ses vieilles écuries turques, ses portefaix anguleux et ses chômeurs épuisés par la palabre. Ici, on ne fait pas de chichis pour vivre, on n'en a pas les moyens, et encore moins pour mourir. Et souvent, la mort est une victoire contre l'oppression, la pauvreté et les abus d'une administration à la botte des colons. Trop occupés à charger leurs vieux os de calcium à Vichy ou de sel marin sur les plages de Nice, ces colons, précisément, n'ont rien vu venir. Pourtant, certains signes avant-coureurs auraient dû éveiller leurs soupçons car la grogne monte petit à petit de l'arrière-pays, insidieuse, volatile, souvent ouvertement, pareille à une flamme qui pourlèche les murs et qui grimpe vers la toiture de paille. Des jacqueries sont réprimées dans l'oeuf à coups de crosse et de menottes avec une brutalité qu'envieraient les nazis eux-mêmes. Un homme dans la foule, Amar Benguella, va lever cette fois carrément l'étendard le la vengeance. Révolté par la morgue des Européens et leur suffisance qui tranchait avec une misère d'un autre siècle, Benguella qui a connu les geôles coloniales, décide de faire payer le prix fort de toutes les souffrances imposées à son peuple. Et quelles meilleures cibles que les représentants de l'ordre colonial lui-même, c'est-à-dire les policiers. Les gardes mobiles surtout dont la cruauté est sans limite. Le choc est considérable chez les colons habitués jusque-là à une totale impunité: quelques-uns s'arment de fusils de chasse et se calfeutrent à double tour sitôt la nuit venue. La peur au ventre, l'oreille en alerte. Bandit d'honneur et condottiere, Benguella commence à faire parler de lui. Dans les chaumières, entre zawalis, chez les cireurs, chez les tanneurs, chez les petites gens de l'oued, dans les mosquées, dans les bains maures de Beymout et même dans le sérail ouaté de quelques grandes familles issues des zaouïas et de la bourgeoisie terrienne. Les recherches dirigées par les supplétifs et les indics à la solde des Français pousseront Benguella à plonger carrément dans la clandestinité; il sera hébergé tantôt à Tigditt pour une ou plusieurs nuits, tantôt à Sidi Ali, tantôt dans une ferme à la campagne et là où il passe, des volontaires veilleront à sa sécurité jusqu'au lever du jour, jusqu'à ce que la route soit complètement dégagée. Sa réputation est telle qu'un cheikh du landernau chaâbi composera une chanson à sa gloire. Elle sera régulièrement exécutée et reprise, mais en sourdine, dans les soirées nuptiales comme pour conjurer la «hogra». A la manière de Zorro Et c'est précisément dans ces occasions qu'il affectionne tout particulièrement, entre minuit et une heure du matin, quand la ville baisse la garde et se relâche, qu'il réapparaît, au milieu des invités, parfois en retrait, vêtu d'une djellaba poussiéreuse et le visage masqué d'une voilette noire. A la manière de Zorro. Certains témoins encore vivants aujourd'hui affirment qu'il ne portait aucun masque et qui c'était le capuchon de sa djellaba qui lui cachait la moitié du visage. En ce qui nous concerne, nous opterons plutôt pour cette deuxième explication qui nous paraît la plus plausible. Bien sûr, lorsque cet homme qui faisait courir toutes les polices du Sahel s'invitait, c'était la panique chez les convives et les femmes dans les cuisines. Tout le monde tremblait et claquait des dents. Même l'orchestre bafouillait et se mélangeait les tempos. Visiblement amusé par le mythe qui l'auréolait et le mélange d'amour et de respect qui l'entourait, Benguella ne réclamait qu'une seule chose à ses hôtes: que l'orchestre joue sa propre chanson. Dès que la dernière note était achevée, il disparaissait comme il était venu; au fond de la nuit. Longtemps encore, il donnera du fil à retordre à la police et aux mouchards indigènes. Et c'est pourtant l'un deux, apparemment plus futé ou plus chanceux que les autres, qui trouvera sa trace, le filera et lui emboîtera le pas jusqu'à ce qu'une patrouille de service lui donne la chasse et l'abatte à la sortie de la ville, sur la route d'Oran, près d'une ferme désaffectée. A quelques mètres seulement du panneau métallique portant l'inscription «silence et courtoisie». Silence d'une ville libérée qui renoue avec les flonflons des bals musettes et les cotillons des fêtes souterraines longuement arrosées, silence de l'autre ville confisquée qui renoue avec sa lente mort qui marche, ses guenilles, ses haillons et ses rêves qui rompent. Un jour, peut-être, l'oued Aïn Sefra charriera toute la vase de leurs rancoeurs et inondera la cité insolente des flonflons que Benguella a fait trembler.