Partout où l'on regarde, le pays offre le spectacle d'un inexorable mouvement de régression nationale. Sous prétexte d'assainissement, l'espace national est nettoyé de tout ce qui ressemble à un coin de liberté, de convivialité, de raison, de science ou de culture. Méthodiquement. Dans cette œuvre de désertification intellectuelle, morale et esthétique, il y a des étapes à marquer d'une pierre blanche. Noire, plutôt. Il doit en être ainsi de la fermeture prochaine de la librairie des Beaux-Arts. La dérive, soutenue par une étrange ambiance de régression, s'attaque, depuis longtemps, à tout ce qui exprime l'intelligence ou le goût. De la dégradation du bâti à la détérioration des jardins publics, en passant par l'abandon des lieux de culture, un long processus national d'enlaidissement a fini par bidonvilliser notre cadre de vie. Ce travail d'anéantissement ne concerne pas que le patrimoine matériel. Une arabisation d'exclusion a progressivement marginalisé le capital intellectuel de la génération d'après-guerre avant de former des enfants et des jeunes qui ne peuvent accéder qu'à l'indigent fonds de connaissances et de méthodes que véhicule une langue arabe, aujourd'hui prioritairement consacrée à l'incantation et au fanatisme. Le programme scolaire achève de parfaire l'effet objectif de la langue. On l'observe, on apprend à nos enfants à ne pas lire. La lecture, phénomène résiduel, est ainsi plus facilement combattue. La “pédagogie” du sevrage littéraire des élèves et des étudiants peut être bien efficace plus que la censure du ministère de la “Culture”. Ce travail d'assèchement culturel se fait au nom du recouvrement identitaire et de l'assainissement moral de la société. Ici, il faut nous conformer linguistiquement à notre personnalité arabe, à l'exclusion de toute souillure étrangère ; là, il s'agit de fermer les parcs qui accueillent les faux couples et les vrais alcoolisants, là-bas, il est question d'abattre les statuettes sacrilèges qui ornent les cages d'escalier. Musique, cinéma, restauration, boisson… librairie. Par pans successifs, l'espace public est purgé de tout ce qui n'est pas agréé par l'idéologie de la pensée totale. Bientôt viendra donc le tour de la libraire des Beaux-Arts. Celle-ci n'a pas cédé au mouvement d'éradication général et graduel. Mais le propriétaire immobilier a eu l'idée, paraît-il, de demander un loyer prohibitif. Et comme on connaît au libraire quelques défavorables précédents, notamment l'édition et la diffusion des livres de Benchicou, le litige commercial semble bien tomber. Le GIA a assassiné Vincent, son gérant historique en 1994. On allait oublier qu'il pouvait arriver pire : tuer des librairies. L'effondrement national semble vouloir aller jusqu'à son parachèvement. Dans une étrange indifférence. Le personnage du Dernier été de la raison, dernier roman de Djaout publié à titre posthume, est un petit libraire qui finit seul parce que tout le monde, sa femme et ses enfants compris, a rejoint le monde nouveau et absurde de ceux qu'il appelle les F. V. (pour “frères vigiles”) ; il n'a plus que les livres comme fenêtre sur le monde. “(…) Le cours des temps s'est comme affolé, et il est difficile de jurer du visage du lendemain”, dit-il. M. H.