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Chroniques mémorielles d'un cinéma déchu
Publié dans Liberté le 26 - 11 - 2012

En dépit de son réaménagement, la salle « Atlas » n'est plus la même. Elle n'est que l'erzast de la mythique salle « Le Majestic » qui a fait le bonheur des riverains et de gens venus de loin.
Que ce soit dans la variété, les galas de boxe ou de catch, le théâtre ou encore le cinéma, ce haut lieu culturel aura vibré aux pulsions émotionnelles de nombreuses générations. Façonneur de la culture populaire, le cinéma a participé, pour une large part, à l'éveil nationaliste des années quarante. Les films « Régence », agence de distribution cinématographique, dont le générique montrait un cavalier arabe brandissant son sabre, était spécialisée dans le vaudeville moyen-oriental de Farid El Atrach et de Abdelaziz Mahmoud et des films hindous. Les vedettes chantantes de mélo de l'Egypte de Farouk et de Nasser, offraient une illusion mirifique de Oum Edounia. Le film « Antar ou Abla », titillait la bravoure chevaleresque du guerrier bédouin. Sa rustrerie était adoucie par le romanesque de l'épître poétique. Farid Chawki le «baraqué» nous faisait momentanément oublier Eddie Constantine. Les chansons « Taxi el Gharam » ou « Bissat Errih » étaient sur toutes les lèvres. Cette dernière, qui chantait le Monde arabe, escamotait l'Algérie pour on ne sait quel motif. Le parolier considérait, probablement, notre pays, comme territoire français. Les déhanchements lascifs de Samia Gamal ou de Naïma Akef participaient aux refoulements sentimentaux de jeunes imberbes. Point de leurre, ce cinéma était cantonné dans des salles populaires. Le moins que l'on puisse en dire, c'est qu'elles étaient réellement obscures, de « l'Odéon » dans La Basse Casbah au « Shehrazade » à Cervantès (Belcourt). Mais elles ont eu le mérite d'exister et de faire rêver une multitude de laissés-pour-compte. Ne quittons pas ce quartier de Belcourt et revenons à ce qui s'affichait entre la deuxième moitié des années cinquante et la fin des années soixante-dix. « Mother India » ou « Mangala » fille des Indes étaient projetés au « Sélect » en face du cimetière de Sidi M'Hamed. Tous les adolescents de l'époque chantaient hindou, sans comprendre un traître mot. Le « Shehrazad « affichait « A l'ombre des potences » avec James Cagney ou « la Poursuite infernale » avec Randolph Scott. Tout jeune, on aimait les westerns appelés communément «film cow-boy», où la bagarre du saloon faisait partie du sacerdoce. Le parvis des deux salles de cinéma était «la rive des bouquinistes». S'y vendaient ou s'échangeaient les illustrés, de Blek le Roc à Miki le ranger, de Tex Bill à Tex Tone et de Cassidy à « Buck John. Les bénéfices pouvaient couvrir le prix du billet d'entrée. Le petit sachet de cacahuètes ou le paquet de «peppermint», agrémentait l'entracte, pause entre le film publicitaire et le film lui-même. Le microsillon 45 tours de « Chehlet Layani » faisait un tabac, il était sur tous les «Topaze» des cafés maures. Le « Roxy » de la rue de Lyon, actuelle rue Belouizdad, salle huppée de la bourgeoisie pied noire, projetait « Certains l'aiment chaud » avec Toni Curtis et Marylin Monroe. Toutes les fresques bibliques y passèrent. Le cinémascope faisait son apparition : « Les dix Commandements » avec Charlton Heston et Yul Brunner, « Ben Hur » avec le même Heston et Stephen Boyd. Vinrent ensuite « Cléopâtre » avec le couple Elisabeth Taylor et Richard Burton, « Salomon et la reine de Saba » avec Gina Lollobrigida et Y. Brunner ou « Géant » avec Rock Hudson et James Dean. Le « Mondial », salle intellectualiste passait, quant à elle, « Graine de violence », histoire d'un professeur de lycée (Glenn Ford) mis à mal par ses élèves, Bill Haley y chantait en voix off. Les films « La Fureur de vivre » de James Dean, « J'irai cracher sur vos tombes » de Christian Marquand, « L'Equipée sauvage » de Marlon Brando, « Les demi-Sel » de Horst Busholz y étaient aussi projetés. L'accès à cette salle était réglementé, il fallait y entrer correctement habillé. La guichetière, derrière la double vitre, vous lorgnait d'abord, avant de vous délivrer le billet. On n'osait pas respirer pour ne pas trop déranger. Il fallait glisser ses pieds sur le parquet requinquant. La placeuse ou ouvreuse vous installait dans votre siège numéroté. La petite pièce au creux de la main était de mise. A l'entracte, la placeuse vendait des sorbets ou esquimaux « Heudebert », annoncés par un spot publicitaire. Les jeunes s'ouvraient sur le rock n'roll. Ils se tortillaient en fredonnant « Wab bab Louma ? » de Bill Haley, reprise par Elvis dans « Tutti-Frutti ». Le « Caméra », plus éclectique, délivrait les péplums des Hercule et Maciste, les deux à la fois, et parfois même contre Samson ; crétinisme cinématographique, s'il en fut ! Le « Musset » à l'angle de la rue du même nom, était le fief des films de cap et d'épée. « Les révoltés du Bounty » avec Clark Gable et Charles Laughton, ou « Robin des Bois » avec Errol Flynn ou « Les Boucaniers » d' Anthony Quinn, « La Flèche et le flambeau » de Burt Lancaster ont illuminé cette salle. Pendant les soirées d'hiver, les marrons chauds, grillés sur le brasero fumant de la charrette ambulante, trompaient souvent la faim et agrémentaient la sortie nocturne. Le retardataire était conduit dans l'obscurité de la salle par l'ouvreuse. On ne distinguait que le rond lumineux de sa lampe de poche dirigée vers le sol. Assis, on s'adaptait d'abord à la pénombre, on jetait un regard furtif à son voisin, pour enfin suivre le fil du film projeté. On avait le choix entre les séances «matinée» qui se déroulaient pourtant l'après-midi ou celles de la soirée à partir de 21 h. En face du marché de midi, marché « Ethnach », « le Ritz », cinéma du citoyen moyen, s'est spécialisé dans les films chantants de Abdelhalim Hafez à ceux d'Elvis Presley, dont « Le Rock du bagne » et « G.I. Rock ». Vers le centre ville, « Le Capri » à la rue Hamani ex-Charras, salle des étudiants et de la jeunesse dorée, faisait dans le cinéma de papa. Les classiques du cinéma français y étaient projetés. « De L'année dernière à Marienbad » d'Alain Resnais à « Noblesse oblige » ou « Le Diable au corps » de C. Autant-Lara à « Et Dieu créa la femme » de Vadim. Brigitte Bardot, la nouvelle vamp, supplantait Marilyn Monroe. Gilbert Bécaud, Annie Cordy, Sacha Distel se produisaient à la salle « Pierre Bordes » (Ibn Khaldoun) ou au « Majestic ». Sur les hauteurs, dans la luxueuse salle « Le Golf » de la Redoute (El Mouradia), le film du music-hall américain y trouvait refuge. « Comme un torrent », « Les Hommes de Las Vegas » avec Sinatra, Shirley MacLaine, Peter Lawford, Dean Martin et Sammy Davis Junior. Disparu aujourd'hui, il était aux abords de l'actuelle esplanade de la Présidence. La rue Didouche Mourad ex-Michelet et ses alentours étaient truffés de belles salles de cinéma. Le « Versailles », l'actuel « Algeria », inaugurait le Todd-Ao, procédé cinématographique où le spectateur était muni de lunettes spéciales, qui a d'ailleurs fait long feu. Les films à gros budgets y étaient projetés, tels que « Les Canons de Navarone », séquence de la Deuxième Guerre mondiale en Méditerranée, « Exodus » de O. Preminger avec Paul Newman et Eva Marie-Saint et « Le Jour le plus long » sur le débarquement en Normandie, avec une pléiade de comédiens internationaux, dont Henry Fonda et Robert Mitchum. « Docteur Givago », tiré du roman éponyme de Boris Pasternak, ou « Le Pont de la rivière Kwai » de David Lean, oeuvres majeures du cinéma mondial, y furent aussi projetés. Tout à fait au sommet de cette rue se trouve le « Débussy », actuel « El Khayam » si je ne m'abuse, dans la rue du même nom. Ce cinéma des quartiers riches des hauteurs d'Alger était réservé aux familles bourgeoises. On y projetait des films à l'eau de rose, tels que « La Princesse de Clèves », « Sissi impératrice » de Romy Shneider et « Angélique » de Michelle Mercier. Plus bas, la salle « ABC » était connue comme celle des amoureux. Les films de la nouvelle vague de Truffaut à Godard trouvaient preneur dans cette salle. Au plateau « Saulière », actuel Mustapha supérieur, se trouvait le cinéma « Hollywood ». Cette salle moderne est, probablement, la dernière-née de la chaîne cinématographique. Pour faire le pied de nez à l'Oncle Sam, on la rebaptisa du nom de « la Sierra Maestra ». Le Che et Castro étaient les coqueluches de l'époque. Dans le quartier Hoche, actuel Zabana, l'immense salle « Empire » (Afrique), qui abritait en 1964 le congrès du FLN sur la charte d'Alger, faisait dans les grands westerns, « Le Vent de la plaine » avec le duo B. Lancaster-A. Hepburn, « Rio Bravo » avec le duo J. Wayne-D. Martin, « Les Grands espaces »
avec G. Peck, « Les Cheyennes » de J. Ford. « Little Big man » avec D. Hoffman et « Un Homme nommé cheval » avec Richard Harris sublimaient, pour la première fois, la race indienne. Le blanc mettait un bémol à sa supériorité raciale. Le révérend M. Luther King et John F. Kennedy avaient déjà payé de leur vie le combat qu'ils menèrent pour l'émancipation des minorités de couleur. El Ghazi, l'enfant du quartier, chantait « Mahla dhel Achia ». Sa taille longiligne et sa coupe « banane » rappelaient étrangement Elvis. En poursuivant notre chemin, la rue Réda Houhou ex-Clauzel, sinistre général de l'occupation française, nous aboutirons à la place Maurétania. La salle « Vendôme », à l'entrée du boulevard Amirouche, se trouvait au fond de la galerie. C'était le cinéma des gens de maison et des petits fonctionnaires de banques, le jour de leur repos. Les films « Un Homme et une femme » ou « Cléo de 5 à 7 » étaient les modèles filmiques de cette salle. Dans la continuité, la rue Asselah et la rue de la Liberté avaient chacune son cinéma. Le « Colisée » hitchcockien, actuel El Mouggar, projetait, « Les Oiseaux », « La Mort aux trousses » et « Psychose » du même réalisateur. Cette superbe salle, dotée de loges, aurait avantageusement servie comme Opéra. Le « Triomphe », salle avant-gardiste à l'époque avec ses portes de verre et son velours rouge, inspirait l'intimité. Des films tranquilles, tels que « Quand passent les cigognes » avec Tatiana Samoilova et « Hiroshima mon Amour » avec Emmanuelle Riva y furent projetés ainsi que « Les 400 coups » de Truffaut. Polnareff chantait « C'est une poupée ». Dans l'attente de la sonnerie annonçant l'entrée, on s'attablait dans la brasserie des « Cinq avenues » pour un sandwich beurré au camembert. Dans la rue Abane Ramdane, le « Douniazad », anciennement appelé le « Lido » si j'ai bonne mémoire, faisait dans l'hindou et l'égyptien. On accédait par l'escalier à proximité de cette même salle au « Marivaux », cinéma de quartier pied-noir. « Le Cave se rebiffe » avec Maurice Biraud, « Pépé le Moko » avec Jean Gabin ou « Fanfan la tulipe » avec Gérard Philippe y étaient affichés. A ce propos, l'affichage précédent d'une semaine la projection permettait de se programmer et d'avoir un large éventail de films. L'affiche didactique renseignait sur les comédiens, les réalisateurs et livrait une foule d'informations. En débouchant sur la rue Ben M'Hidi, on découvre Le « Club », actuelle cinémathèque. C'était la salle des personnalités de la camorra coloniale. Elle s'était spécialisée dans le cinéma néo-réaliste italien, « la Strada » de Fellini, « Le Désert rouge » d'Antonioni et « Le Guépard » de Visconti y furent projetés en première. Sur l'autre côté de la rue en remontant vers La Casbah, Le « Music-Hall, » avec sa fresque lumineuse clignotante, était beaucoup plus le cinéma des couples «libérés» et des teenagers. On y a projeté « Le Clan des Siciliens », « Mélodie en sous-sol » ou enfin « Touchez pas au grisbi ». En redescendant et à quelque mètres à droite, au pied des escaliers de Mogador, l' « Olympia ». Cédée aux arabes, elle diffusait les produits cinématographiques de Bollywood et des studios Misr. Dans le sens de la Grande-Poste, à droite dans une impasse, « Le Paris », cinéma de monsieur «tout-le-monde», projetait les grands films d'aventure, « La Grande évasion », « Les Douze salopards » et « L'Homme de Rio ». Dans la rue adjacente à l'ex-rue d'Isly se trouve le « Midi-Minuit ». Cette salle faisait le bonheur des jeunes. La projection du film était permanente, en boucle de 13 à 23 h. On pouvait entrer à tout moment ; on commençait souvent par la fin du film en attendant la deuxième projection, pour voir le début. Ce cinéma faisait dans la guerre, les batailles du Pacifique y passèrent toutes, de « Tant qu'il aura des hommes » à « L'Enfer des hommes. » Quant à l'Atlas, elle faisait projeter le plus souvent les mêmes films que L'Algeria. Je me rappelle, toutefois, de l'affiche de « Saladin » ou de « Rissala », « La Bataille d'Alger » y fut projeté en générale. La grande salle du « Marignan », sur la rue Gharafa ex-Durando, projetait les films qui passaient au Paris. Les westerns de Sergio Leone et Clint Eastwood trouvaient leur pleine mesure sur son immense écran. Le « Variétés », qui faisait face au « Majestic », a disparu à jamais. Amar Ezzahi chantait « Ya Laâdra ». L' « Atlas « peut être considéré à juste titre, à l'instar de la salle « Ibn-Khaldoun », comme la mémoire culturelle du tout-Alger. Elle vibre encore des résonances de « Alhamdou Lilah » d'El Anka, des complaintes de « Guevara mat » de Cheikh Imam ou des rythmes syncopés de Myriam Makéba. Le petit « Rialto » de la Bacetta, fief de la colonie espagnole, a survécu jusqu'aux années 80. Je ne connais pas le devenir du « Plazza » de l'ex-rue Mizon... ou plutôt si, il aurait été détruit par un incendie. Ainsi s'achève l'épopée d'une époque où l'évasion intellectuelle pouvait, en dehors du livre, se faire à travers la lucarne lumineuse d'un écran de projection. S'il en est ainsi de la capitale, que dire alors de l'arrière pays, dont les villes ne disposaient que d'une ou deux salles de projection à peine ? L'on me dira alors que c'est la télévision qui a déchu le cinéma. Il n'y a rien de moins vrai. La cuisine domestique n'a jamais déchu le restaurant, tout au contraire. La soirée cinématographique n'était pas seulement la visualisation d'un film, mais l'exécution d'un rituel social dont on se délectait collectivement.
Farouk Zahi


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