Liberté : La Turquie s'apprête à envoyer des troupes en Libye dès janvier. Quelles seront les répercussions d'un tel engagement sur le conflit libyen ? Tewfik Hamel : La Libye est devenue une poudrière. Le nombre de puissances extérieures présentes dans ce pays est impressionnant et éloigne les perspectives d'une solution rapide à ce désastre humanitaire. Les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la Turquie, La France, l'Egypte, les pays de Golfe… et chacun avec son propre agenda. Le résultat sera un désastre. D'autres puissances vont intensifier leur engagement militaire pour stimuler les guerres par procuration et la constitution des axes. Le tissu national libyen se fissurera davantage. La société libyenne va se polariser encore plus, de telle sorte qu'il sera impossible d'arriver à un compromis. Sans une solution à l'horizon, le tribalisme prendra de l'ampleur et se cristallisera profondément. Pour saisir l'implication directe de la Turquie, il faut avoir, par ailleurs, à l'esprit que le monde fait face à une crise structurelle, qui n'est ni transitoire ni accidentelle. Les conséquences sont importantes géopolitiquement : guerres, montée du nationalisme, conflits commerciaux aggravés au sein et sans le noyau capitaliste, turbulences sociales mondiales, etc. La base de tout cela est les déséquilibres structurels profonds dans l'économie mondiale et un élargissement universel des inégalités sociales au sein et entre nations. Cela indique une phase de lutte géopolitique plus ou moins ouverte entre les pays avancés pour la domination territoriale, entraînée par le besoin de dominer et de subordonner le travail du reste du monde à leurs propres capitales. La période actuelle est similaire à la période d'avant la Première Guerre mondiale, connue comme l'"Âge de l'impérialisme". Quelles seront les implications de cette guerre sur le Sahel notamment, où la situation sécuritaire est déjà des plus incertaines ? Le résultat sera plus d'instabilité et plus d'insécurité. Le choc se fera ressentir dans tout le Sahel. Plus d'armes en circulation et toutes sortes de trafics. Les populations civiles seront gravement touchées. Si l'Etat n'est pas en mesure de fournir les besoins de base aux populations, les gens se tourneront vers les entités capables de leur fournir la sécurité ou la nourriture, que ce soit un seigneur de guerre ou un chef terroriste. Toutefois, ces questions ne sont pas la priorité dans cette période de tensions entre grandes puissances. En Libye, nous assistons à la "redistribution du butin" pour reprendre l'expression de Lénine. Sans saisir "l'essence économique de l'impérialisme", il est "impossible de comprendre et d'évaluer la guerre et la politique modernes", disait-il. Beaucoup ont confondu la décolonisation avec la fin de l'impérialisme, alors que, historiquement, plus d'une méthode a été utilisée pour soutenir des ambitions impériales. Autrement dit, en Libye, nous assistons à des rivalités impériales même parmi les puissances capitalistes. Ce qui rend le moment actuel si dangereux. Car l'impact touchera nécessairement les Etats faibles et les populations civiles.
En Algérie, le président de la République a réuni jeudi le Haut conseil de sécurité sur, entre autres, la situation en Libye. Quel rôle Alger peut-il jouer au vu des derniers développements chez son voisin libyen ? L'Algérie se trouve dans une situation très délicate. Il n'y a pas de présence virtuelle. Pour avoir une influence sur le cours des événements, il faut être présent sur le terrain. Ce que peut faire l'Algérie dépend de ce qui a été déjà fait : est-elle présente réellement en Libye (présence des services des renseignements, soutien logistique, fonder des liens solides avec les différentes tribus, aide économique), et dépend aussi de sa détermination. Mais cette dernière elle-même est tributaire de ses objectifs ? Que cherche l'Algérie en Libye ? Pourrait-elle composer avec une Libye avec le général Haftar au pouvoir ? Il faut avoir une stratégie globale en Libye, qui enverra un message clair aux différentes parties impliquées. En outre, comment l'Algérie va-t-elle gérer ses relations avec les pays comme la France ou la Turquie ? Ou encore avec la Russie dont les objectifs en Libye ne sont pas les mêmes pour l'Algérie. C'est dire la complexité de la question qui se pose pour le pays.