L'histoire est toujours confisquée par les vainqueurs et les forts. Le cinéma en est s ouvent un des moyens de confiscation. L'exemple du film Scipion l'Africain, réalisé par l'Italien Carmine Gallone en 1937, illustre cela merveilleusement. Commandée par Benito Mussolini lui-même pour glorifier le fascisme, cette œuvre est devenue célèbre comme archétype du film de propagande. En effet, même si le fait historique est conforme aux versions des historiens dont Tite Live, il n'en demeure pas moins que l'image, la mise en scène et les décors sont là pour réduire les non-Romains au statut de barbares sans parole. De quoi parle le film ? Nous sommes en pleine deuxième guerre punique, au IIIe siècle av. J.-C. Le Carthaginois Hannibal Barca avance sur Rome après avoir battu l'impressionnante armée romaine à Cannes (Italie). Le Romain Scipion s'agite et réussit à convaincre le Sénat à l'autoriser de porter la guerre en Afrique. Après avoir remporté une bataille en Espagne, il gagne l'Afrique en 204 av. J.-C. Le roi numide Syphax se rallie à Carthage et épouse la princesse Sophonisbe, fille d'Hasdrubal Gisco, déjà promise à Massinissa. Ce dernier rejoint le camp des Romains avec sa troupe de cavaliers numides qui ont fait la gloire d'Hannibal. Appuyé par Scipion, Massinissa bat Syphax lors de la bataille des Grandes Plaines et récupère Sophonisbe. Le Sénat de Carthage rappelle Hannibal, installé à Bruttium en Italie, pour affronter Scipion Zama où les Romains remportent une victoire certaine. Scipion reçoit alors le surnom d'"Africain", à distinguer de Scipion Emilien l'Africain qui brûla Carthage en 146 av. J.-C. Certains peuvent s'étonner que le Duce puisse être intéressé par cette période plutôt qu'une autre. Outre l'image du sauveur, associable facilement au héros du présent, puisque nous étions à l'apogée de Mussolini et du fascisme, la réponse nous est donnée par l'historien Jean Favier, dans Les Grandes découvertes d'Alexandre à Magellan (1991): "Scipion l'Africain a fait de Rome une puissance méditerranéenne, et de la Méditerranée occidentale un lac romain." Ce qui nous intéresse ici est de voir le dispositif cinématographique mis en place par Gallone pour glorifier le Duce et de faire passer les Romains pour des héros, forts et civilisés, opposés à ces barbares. Le premier élément est surtout l'opposition entre les physiques et les apparences de Scipion, filmé en permanence en contre plongée, tête en arrière et le menton en avant comme son modèle, et Hannibal, filmé d'une manière désavantagée. Alors que Scipion est montré comme un bel homme, athlétique et portant une jolie armure, Hannibal est filmé comme un soldat usé, gras, coléreux, portant des habits qui ne mettent guère en valeur son rang de général qui a battu à trois reprises l'armée romaine. Massinissa et Syphax ne sont guère plus avantagés. En somme, seule Sophonisbe, pour des besoins cinématographiques, a été représentée avec des allures de princesse. Aux plans larges montrant des Carthaginois et Numides, peuples et armées, évoluant dans le chaos, il oppose surtout ceux des soldats romains en marche et disciplinés. La désorganisation des uns et l'organisation des autres réduisent le film à une sorte de chronique d'une victoire annoncée. Même si à la sortie la critique s'est montrée tiède, le film a été pompeusement récompensé par la coupe Mussolini du meilleur film italien, à la Mostra de Venise. C'est là le signe d'un confinement suprême des esprits. Et pour en sortir, nous conseillons le visionnement d'autres films sur la période. Parmi eux, on peut citer l'italo-américain Annibal contre Rome, réalisé par Carlo Ludovico Bragaglia et Edgar G. Ulmer (1959), et deux autres téléfilms britanniques, à savoir Hannibal : Le cauchemar de Rome (2006) et Hannibal : The Man Who Hated Rome (2001), réalisés respectivement par Edward Bazalgette et Patrick Fleming.