Par : Aziz Farès Ecrivain, journaliste Lorsqu'on se promène dans les rues algériennes, on peut avoir l'impression de traverser un champ de bataille sur lequel des milliers d'hommes et de femmes y ont laissé leur vie. Rues... Didouche-Mourad, Larbi-Ben M'hidi, Abane-Ramdane, Hassiba-Benbouali, boulevard des Martyrs, place des Martyrs, allées Benboulaïd... des noms égrenés comme une litanie mortuaire. Mais c'est une illusion ! Non pas que ces personnes ne méritaient pas le respect, bien au contraire ! Cela implique même un devoir de mémoire. Mais cette illusion consiste à faire croire que l'Algérie est toujours et sera toujours en guerre. Oui, bien sûr, il faut honorer celles et ceux qui ont contribué à mener le pays à l'indépendance. Cependant, faut-il que l'histoire s'arrête au combat révolutionnaire porteur d'une idéologie nationaliste figée dans des limites qui se sont refermées comme la lourde porte d'une prison ? Le nationalisme "révolutionnaire" tourne aujourd'hui comme le barillet d'une roulette russe qui, cycliquement, entretient un climat anxiogène toxique. Le nationalisme "territorial" pour rester vivant implique un dépassement, une élévation qui le conduira vers un "nationalisme civique" dynamique à travers lequel s'expriment toutes les idées porteuses de progrès, corollaire des droits individuels et des valeurs de tolérance et d'égalité, sans distinction de sexe, de race ou de religion, et dénuées de toute forme de xénophobie et de racisme. Mais que peut bien signifier le "nationalisme civique" ? Une définition communément admise nous éclairera : "Les nationalistes civiques définissent souvent l'identité nationale par des valeurs morales communes permettant à tout citoyen de mener une vie autonome dans un régime démocratique lui permettant d'être représenté dans les instances législatives et exécutives, et d'exercer des contrepouvoirs associatifs, médiatiques ou syndicaux." Le civisme, c'est balayer devant sa porte et, parfois, devant celle du voisin, même si l'herbe peut paraître plus verte chez lui ; c'est encourager ses équipes sportives, masculines et féminines, qu'elles gagnent... ou non ; c'est attendre son tour pour passer à la banque, à la poste, à l'aéroport ; c'est arriver à l'heure au travail et accomplir les tâches pour lesquelles on est payé ; c'est honorer les morts en entretenant les cimetières ; c'est respecter les vivants hommes et femmes ; c'est voter librement pour des représentants qui nous représentent vraiment ; c'est participer à la vie associative et à celle des quartiers ; c'est participer activement à la vie politique, sociale, culturelle ; c'est plus que dire, machinalement, "bi idhnillah", "macha'allah", "لَا حَوْلَ وَلَا قُوَّةَ إِلَّا بِ0للَّٰهِ 0لْعَلِيِّ 0لْعَظِي" ou "Salam aleikoum" en passant devant des ordures jetées n'importe où et n'importe quand ; c'est accepter toutes les différences, qu'elles soient raciales, culturelles, religieuses ou linguistiques... À chacun de compléter cette liste... En sclérosant la pensée nationaliste, le pouvoir algérien s'est laissé bercer (et berner) par une chimère fourbe dans laquelle il a cru trouver un confort utopique. Sans idéologues de la pensée, avec pour seul viatique la force des mitraillettes et une manne pétrolière fascinante, le pouvoir algérien a refermé toutes les issues non seulement sur lui-même, mais, ce qui est plus grave, sur toute la société. Résultat, un système politique qui s'est retrouvé sans queue ni tête en promettant de faire jaillir, comme le miracle de Zemzem, un Algérien nouveau dans une Algérie nouvelle, mais jamais dans une Algérie vivante ni une Algérie en éternel mouvement. Pour preuve, la jeunesse, majoritaire, préfère ouvrir des pizzerias ou des supérettes, plutôt qu'essayer de décrocher des diplômes qui ne lui serviront à rien. Les femmes, souvent instruites, sont considérées comme mineures en vertu d'un code de la famille rétrograde qui ne leur accorde pratiquement pas de droits (héritage, salaire inégal, mariage civil, divorce...). Plus encore, le pouvoir algérien a été incapable de faire face à une contradiction qu'il a lui-même créée ; il a encouragé une démographie débridée laquelle, si elle avait été maîtrisée, aurait pu constituer une force dynamique ; au lieu de cela, il lui a opposé un frein en imposant la contrainte de la religion. Ces deux forces, extrêmement puissantes, se sont neutralisées en une force d'inertie qui a tétanisé et paralysé tout effort d'un développement qui se heurte encore aujourd'hui à une "volonté" passéiste. L'Algérie est arrivée à la frontière de ce qui lui était possible. Comment franchir ce seuil ? Qui osera faire ce pas vers un "au-delà réel" ? Qui aura l'audace de lever les interdits et les tabous politiques ou religieux ? Qui aura le courage d'écouter citoyennes et les citoyens à qui le droit de parler a toujours été refusé ? Car, si les solutions existent, ce n'est pas en entassant des prisonniers coupables d'un prétendu délit d'opinion. Penser n'est pas un délit. Penser est un devoir.