Pierre Jourde, critique littéraire, et professeur de littérature à l'Université de Grenoble-III, a donc commis un article très judicieusement intitulé « Le juif, coupable universel » dans les pages Débats du journal Le Monde daté du Jeudi 22 janvier 2009. Que dans sa grande magnanimité, le critique nous permette la critique… On ne sait pas si le sous-titre est de son jus, cette tâche étant souvent dévolue au responsable de rubrique ou secrétaire de rédaction, mais il donne en tous cas assez fidèlement le ton de la suite : « Derrière la compassion pour les victimes et le souci de justice affichés, les réactions contre Israël n'expriment-elles pas la vieille haine antisémite ? » Pierre Jourde est donc le critique qui signe l'arrêt de mort de l'esprit critique. En renvoyant ceux qui s'indignent du millier de mort palestiniens à de la « haine antisémite ». On se demande si c'est la pensée critique marxienne « qui pointe les armes de la raison vers la réalité historique et se donne pour tâche de porter au jour les formes cachés de domination et d'exploitation qui la façonnent afin d'en faire apparaître, en négatif, les alternatives qu'elles obstruent et excluent. », kantienne « qui désigne l'examen évaluatif des catégories des formes de connaissance afin d'en déterminer la validité et la valeur cognitive» ou finkielkrautienne qui l'inspire. Amalgames Il commence par noter que les médias parlent « benoitement » d' « importation du conflit » et de « violences intercommunautaires » en précisant que ces dernières sont « un peu à sens unique ». Pour ce qui est de l'importation, il est difficile de nier que les manifestations de soutien à Tsahal chapeautées par le CRIF ont apporté leur petite contribution. Alors que le mot d'ordre principal des manifestations pro-palestiniennes n'était pas le soutient au Hamas mais la demande de retrait des troupes israéliennes de Ghaza. Pour servir son propos, plus efficace aurait été de relever un certain nombre de slogans effectivement de nature antisémite, scandés par une marge de manifestants, ou de pointer les quelques associations inadmissibles de l'étoile de David à la croix gammée qui ont pu émailler ces défilés. Concernant les « violences intercommunautaires », malgré une jeunesse franco-maghrébine durement affectée par une exponentielle liste des victimes civiles et échaudée par le déroulé des images de corps mutilés dans les hôpitaux palestiniens, ou ceux qui jonchent le sol de la Terre Sainte, nous n'avons pas, une fois de plus, assisté à cette intifada des banlieues que les esprits chagrins promettaient. Jourde affirme pourtant : « Ils n'ont pas attendu le conflit de Ghaza pour pratiquer ce sport, et l'agression ou l'injure adressée aux juifs est devenue un phénomène récurrent. » Disons le sans ambages, ce fléau touche bien une catégorie de jeunes français d'origine maghrébine, qui ont en quelque sorte repris à leur manière le flambeau de l'ancien antisémitisme "à la française". Ce qui donne parfois lieu à de curieuses sympathies entre un Soral, idéologue au Front National, et des éléments disparates issus de la banlieue. Mais sur un sujet qui a été autant étudié que l'antisémitisme, on doit commencer par faire attention aux mots. En disant qu'« injures » et « agressions » sont devenues un « sport », Jourde indique comme une kristallnacht perpétuelle qui se jouerait dans nos banlieues. Ce que le terme « phénomène récurrent » vient confirmer. Est-ce à dire que les jeunes des ces quartiers sont tous des Youssouf Fofana en puissance ? Et c'est là que, de proche en proche, un curieux saut logique se produit dans le développement de Jourde : « Que soutiennent-ils, en tant que quoi manifestent-ils, ceux qui cassent du juif, et ceux qui manifestent contre l'opération israélienne ? » Dans la même proposition, il amalgame donc violence antijuive et manifestation contre les bombardements de Ghaza par Tsahal. On aurait pourtant pensé que le critique littéraire à succès avait tout au long de sa carrière eu le temps d'aiguiser son sens de la distinction… Est-ce que les individus qui ont lâchement agressé une jeune collégienne juive début janvier ont contaminé l'ensemble des manifestants en défilant (éventuellement) à leur côté ? Proportion, disproportion… Et de porter cette supplique indignée à la rue pro-palestinienne : « Veulent-ils qu'Israël reçoive éternellement ses missiles (du Hamas, ndlr) sans réagir ? » Ceux qui défendent cet argument à l'instar du chef d'état major de Tsahal pensent peut-être que c'est sa répétition ad libitum qui lui confère du poids. Depuis 3 ans que l'armée s'est retirée de Ghaza, les roquettes Qassam ont fait 11 victimes israéliennes quand Tsahal comptabilisait 1700 victimes palestiniennes à son actif au début du dernier conflit. Si l'on ajoute un nombre avoisinant suite à cette campagne de décembre 2008-janvier 2009, on peut considérer que l'Etat israélien a assez largement utilisé sa capacité coercitive. A quelle réponse réciproque, à quelle légitime riposte Jourde veut-il nous faire croire ? Comme André Glucksmann (dans la rubrique Débats du journal Le Monde daté du 6 janvier 2009), Jourde contestera surement l'emploi du mot « disproportion » pour qualifier l'offensive israélienne. Est-ce donc parce que les mathématiques doivent à la civilisation arabo-musulmane que nos essayistes refusent de comprendre la notion de proportionnalité ? Il enchaîne en essayant de nous faire comprendre combien difficile est la tâche des soldats en armes et de l'artillerie lourde de Tsahal : « Savent-ils que l'intrication des combattants et des civils est telle, à Ghaza, que faire le tri lors d'une opération militaire est d'une extrême difficulté ? » On a bien saisi, maintenant, que l'hyperprécision de la technologie militaire israélienne ne lui permettait pas de discriminer le traine-savate palestinien du barbu belliqueux armé jusqu'aux dents. A Ghaza, les lance-pierres ont cette fâcheuse tendance de ressembler à des lance-roquettes dans le viseur d'un avion de chasse israëlien. Les hôpitaux à des caches d'armes, les bâtiments de l'ONU à des quartiers généraux du terrorisme… Le problème de l'indignation communautaire Pointant ensuite la manière dont les français de souche « arabe » construisent leur identité et leur mobilisation commune, le paragraphe suivant remporte plus facilement l'adhésion, en revanche, à quelques nuances près : « Réagissent-ils en tant qu'Arabes ? Mais ils sont français, et en quoi un français est-il impliqué dans un conflit international, si non au nom de la justice universelle ? Réagissent-ils alors au nom de la justice universelle ? En tant qu'êtres humains ? Mais alors pourquoi ne se révoltent-ils pas quand on massacre les Indiens du Chiapas, les Tibétains ? Pourquoi les centaines de milliers de morts, les inconcevables cruautés perpétrées au Darfour ne les jettent-ils pas dans les rues ? » Jourde touche là une question sur laquelle tous les responsables "communautaires" devraient se pencher : l'indignation et la mobilisation doivent-ils strictement se faire sur la ligne confessionnelle ? En effet, quand de nombreuses associations de défense des droits de l'homme faisaient entendre leur voix sur le Darfour par exemple, quand le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) se faisait fer de lance pour réclamer au plus vite une intervention des instances internationales, l'UOIF restait désespérément silencieuse face à ce crime de masse. Il est bien navrant, en effet, que leur indignation se fasse sur la ligne strictement confessionnelle. D'abord pour des raisons qui relèvent tout simplement de l'humanisme universel. Mais aussi parce qu'une mobilisation de la première association musulmane de France sur le Darfour lui aurait permis de créer de nouveaux réseaux internationaux, qui se seraient avérés d'autant plus utiles au moment de la protestation contre les attaques de Tsahal (qui ont débuté le 27 décembre 2008). Et aurait décommunautarisé leur engagement. Dans la même veine, Jourde assènera plus loin : « Réagissent-ils en tant que musulmans ? Mais ou était-ils quand on les massacrés en Bosnie, en Tchétchénie, en Inde ? Leur silence ne s'explique tout de même pas parce que les massacreurs n'étaient pas des juifs, n'est-ce pas ? » Mais poussons la critique de Jourde jusqu'au bout. Puisque tout son article est construit sur un argumentaire de réciprocité, appliquons-lui réciproquement ce schème. Quand le président soudanais Omar Béchir est menacé par la justice internationale, est-ce du racisme anti-noir ou de l'islamophobie ? Notre professeur défenseur des opprimés répondra par la négative et il aura parfaitement raison. Et bien tout autant, une (improbable) enquête du TPI sur les exactions à Ghaza ne relèverait pas de la « haine antisémite » mais du droit international. Alors de simples critiques, qui éraflent à peine la carrosserie des blindés de l'armée israélienne… Jourde sera magnanime de nous les accorder. (A suivre)