Enfin, la civilisation islamique a établi un équilibre entre le Pouvoir suprême de Dieu, Maître Absolu, et l'autorité de la nation, contrairement à l'Occident pour qui l'homme doit régner sans partage dans l'univers. Répétons-le : la prise de conscience du rapport dialectique entre l'universel et le particulier et la mise à profit des atouts et des réalisations communes tout en respectant l'identité et le génie créatif de chacun ne peuvent que favoriser le progrès de la civilisation et l'épanouissement de l'homme. L'Europe de la Renaissance offre à cet égard un exemple édifiant. En effet, en traduisant l'oeuvre du philosophe arabe Ibn Roshd (Averroès), les Européens ont pris soin de séparer les éléments grecs à emprunter de l'apport proprement islamique à éliminer. C'est dans cet esprit que les Européens n'ont retenu de l'oeuvre imposante d'Ibn Rochd que ses commentaires de la philosophie aristotélicienne. En revanche, ils ont écarté insidieusement tous les autres ouvrages où se déploie pourtant son esprit créatif de penseur musulman, de juriste et de théologien, tels que : «Fasl al-maqal fi ma bayna al hikma wa charia min al-ittisal (La démonstration des rapports entre la sagesse et la loi canonique)», «Tahafut attahafut (La réfutation de la réfutation)» et «Manahij al-adila (Méthodes des argumentations)». Alfred Guillaume confirme ce qu'on vient de dire : «Il faut établir une frontière tranchée entre Averroès le philosophe et Averroès le commentateur d'Aristote.» Par ailleurs, Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) reçut la charge d'élaguer les commentaires d'Ibn Roshd sur Aristote pour les dépouiller de toute leur substance islamique. D'où cette attitude discriminatoire des universités occidentales qui, tout en enseignant la philosophie aristotélicienne, n'accordent aucun droit de cité à la pensée d'Ibn Roshd et taxent d'hérésie les 209 notes originales apportée par cet auteur sur l'oeuvre du philosophe grec. Ainsi, sous peine de dépérissement, toute civilisation se doit de mettre en valeur et de fructifer le patrimoine commun à l'humanité tout entière. Car la fécondation entre civilisations d'horizons divers favorisera l'épanouissement de l'homme et lui garantira la paix et la sécurité. Inversement, le repli sur soi et l'ostracisme auront sur lui des conséquences fatales. Une dépendance excessive à l'égard d'autrui est tout aussi néfaste. Il faudrait donc, pour éviter ces deux extrêmes, instaurer un dialogue entre civilisations. Pour ne pas avoir bien saisi l'importance de cet équilibre vital, la civilisation islamique, nous semble-t-il, se trouve aujourd'hui en proie à une double rupture temporelle et spatiale. Temporelle parce qu'elle est désormais coupée d'un passé glorieux et étrangère à l'esprit dynamique et à l'élan créatif qui l'animaient, spatiale en ce sens qu'elle n'arrive pas à s'adapter à la réalité contemporaine et à se mettre au diapason des civilisations qui prospèrent ailleurs. Pour remédier à ce double dépaysement, la oumma n'a d'autre choix que de réussir une harmonie parfaite entre les valeurs constantes de l'islam et les exigences modernes du progrès. Elle doit ainsi envisager la religion, la science et la vie dans le cadre de la liberté de pensée, d'une vision rationnelle du progrès et de l'esprit de tolérance. C'est là une condition nécessaire pour amorcer le processus civilisationnel. Le progrès humain, dans tous les domaines, n'est que le fruit de l'esprit créatif, de la coopération et de l'interaction entre différentes sociétés. Rien de mal donc à puiser dans les autres civilisations ce qu'elles ont d'utile. Ce qui est indigne, c'est de se complaire dans le rôle du récepteur passif des acquis des autres nations sans rien leur apporter en retour. Le repli sur soi et la dépendance excessive vis-à-vis de l'autre sont condamnables parce que néfastes pour une nation qui possède un modèle civilisationnel incomparable. L'insularité civilisationnelle est le pendant de l'ignorance. Ces deux tares conjointes entraînent le déclin et font obstacle aux lumières du progrès et du renouveau. Une civilisation qui prétend se suffire à elle-même est condamnée à disparaître. A l'inverse, la mise à profit des apports des civilisations qui ont prospéré et se sont fécondées mutuellement en d'autres temps ou dans d'autres milieux assure à la nation le progrès et la pérennité. Il incombe donc à la oumma islamique qui aspire à un avenir meilleur de s'engager résolument dans la voie du renouveau et de la reconstruction de son identité, et ce à la lumière des valeurs et des traditions ancestrales qui ont toujours joué dans la conscience collective islamique un rôle de catalyseur. La oumma, forte de ses valeurs constructives et des sublimes enseignements de l'islam est capable, en mettant en valeur son riche patrimoine, de développer sa philosophie universelle et de contribuer, à côté des autres nations, à l'avènement d'une civilisation véritablement humaine, autrement dit une civilisation faite par l'homme pour favoriser son propre épanouissement et son progrès. (Suite et fin) Dr Ahmed Abderrahim