BORDJ BOU ARRERIDJ - Beaucoup de Bordjiens résidant à l'étranger, actuellement en vacances dans leur ville natale, cachent mal leur déception de ne pas retrouver ces produits du terroir dont ils se délectaient dans leur enfance. El djeben, un fromage "maison" de chèvre ou de brebis, el klila, un fromage crémeux et onctueux de vache et le fameux leben recueilli d'une "chekoua" (ou baratte, en peau de mouton tannée servant à faire le beurre), et d'autres plats d'été mijotés uniquement avec les produits de la ferme, sont aujourd'hui introuvables, même dans les campagnes, déplore Bachir K., le "Lyonnais", un sexagénaire qui émigra en France en 1966 à l'âge de 17 ans seulement. "C'est l'exode massif des années 1970, ce départ précipité des campagnes et des vastes plaines vers les zones urbaines qui a tué cet art traditionnel de fabrication des produits alimentaires et laitiers comme les fromages de brebis ou de chèvre, ou encore certains plats culinaires connus seulement des femmes rurales", soutient Belkacem B. (72 ans), fellah du côté de Mansourah. Aujourd'hui, dans les fermes, même celles situées dans les zones isolées, "à cause" de l'électrification et de l'arrivée du gaz naturel, point de tadjine, de guerba, de chekoua, du mezoued et de la marmite en terre cuite dont le contenu, après avoir mijoté à petit feu sur un feu de braise, pouvait rassasier toute la famille. Tout cela a été "balayé" sans pitié par la friteuse, les autocuiseurs, la baratte électrique ou simplement par la possibilité de s'offrir toutes sortes de fromages chez l'épicier du coin. Bachir "l'émigré" regrette, devant les hochements de tête approbateurs de Belkacem et de Hadja Keltoum (80 ans), que la "machine" ait pu détrôner les gestes d'autrefois de la femme rurale, transmis de génération en génération, de mère en fille. Tout un apprentissage pour se réveiller aux aurores, au chant du coq, traire le cheptel et pétrir le pain, tâches indispensables pour la survie de la famille. Insistant pour "cautionner" les propos de l'expatrié et "compléter" ses dires, la vieille dame tient quant à elle à rappeler les autres tâches des campagnardes, comme celle d'aller chercher l'eau dans les sources naturelles, préparer la galette du matin, faire bouillir le lait fraîchement trait et préparer le café noir à la "djezoua" pour les hommes qui s'apprêtent à se rendre aux champs. Hadja keltoum qui a vécu presque toute sa vie dans la région de Medjana, réputée pour son lait, mais aussi pour la qualité et la grosseur des grains d'orge et de blé, prend son petit auditoire à témoin : "savez-vous que notre couscous était exporté en France et dans le monde entier grâce à sa couleur ocre, de vraies pépites d'or que l'on arrosait d'une sauce sentant bon les navets, les cardons sauvages et la viande de mouton. Vous ne le trouverez nulle part ailleurs qu'a Medjana". "El Machina a libéré la femme, certes, mais elle lui a brisé les mains !" Encouragée par les applaudissements frénétiques de Bachir et de belkacem, elle renchérit que l'histoire est "plus grave" car la génération actuelle ne connaîtra jamais le goût de ces merveilles de la cuisine des Bibans. "Pis, dit-elle, en cas de catastrophe naturelle ou de guerre, cette génération de la frite et de la pizza mourra de faim puisqu'elle a abandonné le geste auguste de la fermière et de la bergère et la manière de cuisiner les produits de la terre". Pour excessifs qu'ils soient, les propos de l'octogénaire n'en finissent pas de susciter de vigoureux signes approbateurs de la part du "lyonnais". ""El Machina a libéré la femme, certes, mais elle lui a brisé les mains !", ajoute la vieille dame qui insiste pour la préservation "vaille que vaille" du savoir-faire ancestral de la femme rurale des Bibans. Dans les pays développés, "on fait tout pour ne pas laisser disparaître les produits des terroirs, alors pourquoi pas chez nous ?", s'interroge-t-elle, recueillant, cette fois, une moue dubitative de Bachir qui sait très bien que la plupart des bonnes choses évoquées par Hadja Keltoum ne revivront plus guère que dans les discussions entrecoupées deà soupirs de nostalgie.