Du fait de la simplicité apparente du jeûne, ses aspects spirituels risquent de passer au second plan, voire d'être complètement occultés. C'est la raison pour laquelle Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111) décide de consacrer la majeure partie de son exposé sur le jeûne aux aspects spirituels de cette pratique, laquelle est, on le sait, un des cinq piliers de l'Islam. Ce jeûne, qui est celui des vertueux (çâlihîn), comporte six attitudes essentielles : – Préserver le regard de tout ce qui est blâmable et réprouvé, et de tout ce qui préoccupe le cœur et le distrait du souvenir de Dieu (dhikr Allah). De fait, le regard est une porte privilégiée menant au cœur et cela est valable pour le bien comme pour le mal. A ce sujet, Ghazâlî cite ce hadith : « Le regard concupiscent est une des flèches empoisonnées du diable. A celui qui préserve son regard parce qu'il Le craint, Dieu accorde une foi dont il goûtera la douceur dans son cœur. »[9]. – Retenir sa langue du bavardage, du mensonge, de la calomnie, des propos indécents, des insultes, de la dispute et de la polémique. Les méfaits de la langue auxquels Ghazâlî consacre un chapitre entier de l'Ihyâ'[10]sont particulièrement mal venus de la part d'un jeûneur. C'est pourquoi il cite ce hadith : « En vérité, le jeûne est une protection. Quand l'un de vous jeûne, qu'il ne tienne pas de propos indécents et qu'il ne vocifère pas. Et si quelqu'un l'agresse ou bien l'injurie, qu'il réponde : je jeûne, je jeûne ! »[11] – Ne pas écouter ce qui est réprouvé car ce qu'il est interdit de dire, il est aussi interdit de l'écouter. Ghazâlî appuie alors son propos par ce verset : « Ceux qui écoutent attentivement le mensonge sont des mangeurs impénitents de biens illégitimes. »[12] – Préserver tous les autres organes de tout péché, et ne manger que des aliments licites – Se maîtriser lors de la rupture du jeûne le soir venu et manger sans excès. Ghazâlî considère que la modération (taqlîl) est un aspect important du jeûne. – Ainsi, il ne faut pas manger jusqu'à être rassasié. Ghazâlî cite une sagesse (laquelle dérive elle-même d'un hadith cité par Tirmidhî) : « Il n'est pas de récipient plus détesté par Dieu qu'un ventre rempli. » Il ajoute même : « Quiconque met entre son cœur et sa poitrine un ''sac'' plein de nourriture restera voilé aux réalités spirituelles. » – Il faut ressentir, après la rupture du jeûne, crainte et espoir dans le cœur devant l'incertitude de savoir su Dieu agréera ou non ce jeûne. Comme souvent, Ghazâlî cite des dires des salaf [13] (premières générations de l'Islam) pour souligner que la spiritualité qu'il souhaite transmettre a ses racines dans leurs pratiques : « Un homme dit à al-Ahnaf ibn Qays : « Tu es bien vieux et le jeûne t'affaiblit ! » Celui-ci répondit : « Je me dispose à l'accomplir en vue d'un long voyage ! Et faire preuve de patience dans l'obéissance due à Dieu m'est plus facile que de devoir supporter Son châtiment. » Ghazâlî termine son chapitre par une réflexion sur la valeur d'un jeûne qui ne serait qu'une abstention de nourriture, de boisson et de relation sexuelle, en négligeant toutes les attitudes qu'il a évoquées « Sache que les docteurs de la Loi extérieure (fuqahâ' al-zâhir) établissent les conditions extérieures légales. Ils se basent alors sur des arguments moins profonds que ceux que nous venons de présenter pour établir les modalités intérieures du jeûne, en particulier lorsque nous avons exposé les méfaits de la médisance et des péchés de ce genre. Ainsi, les docteurs de la Loi extérieure ne traitent que de ce qui est à la portée de l'immense majorité des gens parmi lesquels se trouvent un bon nombre de négligents adonnés à ce bas-monde et subjugués par lui. Pour leur part, les savants spirituels ('ulamâ' al-âkhira) comprennent par « validité du jeûne » son acception par Dieu (al-qabûl), cette acceptation étant l'objectif spirituel du jeûneur. Ces savants comprennent que l'objectif spirituel (al-maqçûd) du jeûne est de se caractériser par certains Attributs de Dieu, tels que celui de çamadiyya ou de Soutien universel et indépendant, et de se rapprocher de la nature de l'ange en rompant avec les désirs corporels dans la mesure du possible. [...] De fait, lorsque l'homme devient esclave des désirs corporels, son comportement devient animal et il rejoint la masse des bêtes. Mais en domptant ses désirs, il peut s'élever au degré le plus haut des êtres exaltés et atteindre ainsi l'excellence des anges. »[14]. La conclusion par laquelle Ghazâlî termine cet exposé est une ouverture vers le sens profond des actes d'adoration. Comme il le souligne à plusieurs reprises, Ghazâlî a pleinement conscience que parmi ses lecteurs potentiels, une bonne partie n'est pas prête à accepter l'idée que la profondeur de l'Islam leur échappe, et que pour remédier à cela, il faille suivre et réaliser un cheminement spirituel. Cependant, il tient à mettre le lecteur face à ses responsabilités, et conclut donc sur le rappel d'un des fondements les plus importants de toute démarche spirituelle : « Il apparaît clairement que toute œuvre d'adoration ('ibâda) a un aspect extérieur et un sens intérieur, une écorce (qichr) et un noyau (lubb). L'écorce comporte des enveloppes [plus ou moins rapprochées du noyau]. Chacune de ses enveloppes est constituée de différents degrés (tabaqât). Tu as donc le choix maintenant de t'en tenir à l'écorce en négligeant le noyau ou de t'élancer vers l'Assemblée des maîtres doués d'intelligence pénétrante (arbâb al-albâb). »[15] Tayeb Chouiref (Suite et fin) [1]Ed. Dâr Çâdir, Beyrouth, 1306 h., vol. II, p. 113-114. [2] Il existe une excellente traduction de ce texte réalisée par Maurice Gloton et parue sous le titre : Les Secrets du jeûne en Islam, éd. Albouraq, 2001. [3]Coran : 7, 91. [4] Ihyâ', I,p. 235. trad. fr. : p. 129-130. [5] Rapporté par Abû Hurayra, cité par Ibn Mâjah. [6] Rapporté par Abû Hurayra, cité par Tirmidhî. [7] Rapporté par Ibn Mas'ûd, cité par Abû Nu'aym. [8] Rapporté par Safiyya, cité par Bukhârî et Muslim. [9] Rapporté par Hudhayfa, cité par Hâkim. [10] Ch. 24. Il en existe en traduction française : Les Dégâts des mots, éd. Iqra. [11] Rapporté par Abû Hurayra, cité par Bukhârî et Muslim. [12] Coran : 5, 42. [13] Il en fait, bien sûr, un usage très différent des salafis actuels qui prétendent aussi avoir pour modèles les salaf. [14] Ihyâ', I, p. 237. trad. fr. : 137-138. [15] Ihyâ', I, p.237. trad. fr. : p. 142.