Le professeur Touchène Brahim vient de nous quitter à sa façon, avec une grande dignité, sans crier gare, sans s'être jamais plaint de quoi que ce soit à qui que ce soit, malgré la gravité du mal qui le rongeait depuis de longues années. Il a choisi pour ce faire, une date particulière, une année bissextile, comme celle qui l'a vu venir au monde un 29 février 1944 à Batna et à l'anniversaire du 50e anniversaire de la renaissance de notre pays que nous avions jadis fêtée ensemble dans la liesse populaire et l'innocence des espérances. Sa vie entière a été marquée du sceau de l'opiniâtreté, marque de fabrique des gens de caractère et de conviction. Je laisse à d'autres le recours au terme d'entêtement, à la connotation manifestement ethnique et réductrice, utilisée parfois pour le caractériser. Au plus loin que remontent mes souvenirs avec ce grand bonhomme, me revient en mémoire son inclination naturelle à être un leader : dans le quartier de notre enfance, la cité rurale de Batna, Kriem, comme on l'appelait, était le «chef», en charge de l'organisation aussi bien d'interminables parties de football que des jeux spécifiques de l'époque où l'imagination des enfants n'avait rien à envier aux subtilités des performances technologiques des jeux vidéo actuels ou encore pour planifier la stratégie des «guerres» de quartier, lesquelles relevaient (faut-il le préciser ?) plus de «la guerre des boutons» que des violences liées à la délinquance que l'on observe hélas actuellement. A l'école primaire, et en particulier en 6e, chez ce bon vieux Raymond Karouby, le responsable de la classe, c'était lui. Sa grande taille lui assurait le monopole de l'usage du tableau noir et sa dextérité, l'exclusivité de la gestion du Mirus, le poêle mythique de notre classe. Ces activités ancillaires n'étaient qu'un adjuvant pour conforter sa position de «primum inter pares» puisqu'il mettait un point d'honneur à se positionner en haut du hit-parade des bons élèves. Au collège de Batna (actuel lycée Ben Boulaïd) de 1956 à 1962, puis au lycée Bugeaud (actuellement Emir Abdelkader), il était encore dans l'âme de chef de groupe. De caractère bien trempé, il était intransigeant, sans concessions et véloce au combat, car pour lui tout était «combat» ! J'ai le souvenir de cet adolescent au profil de «Grand Meaulnes», chargé d'une mission en pleine période coloniale : il s'agissait d'éloigner, pour le compte familial, des prédateurs indélicats qui convoitaient un héritage aux dimensions lilliputiennes, niché sur un soc aride, quelque part entre Menaâ et Amentane. Il s'était déplacé régulièrement et avec détermination vers ces lieux improbables, investi de cette impossible mission, sous le regard incrédule des copains de «l'équipe» que nous formions alors. Mais pour Kriem, une mission était faite pour être menée à bien et un jour, j'ai appris avec soulagement (et admiration) que l'objectif était atteint : ce modeste lopin de terre ne lui a apparemment jamais rien rapporté d'autre que la satisfaction du devoir accompli, mais pour lui, c'était précisément cela le sacerdoce : toute sa vie, il a œuvré avec un sens du devoir quasi spartiate. Après un baccalauréat brillamment décroché au lendemain de l'indépendance à Alger, il sera de ceux qui ont animé la jeune école de médecine de Constantine avec comme condisciples Saïd Bouhelassa, Abdelkader Boudjemaâ, Azouz Lebied et de bien d'autres. L'homme ne se contentait pas d'être un brillant étudiant, il était engagé sur d'autres fronts au sein d'une société qui se forgeait : syndicalisme estudiantin, lutte pour les libertés incomplètement acquises aux côtés notamment de celle qui allait devenir son épouse, Dalila Ali Mokhnache... Ancré dans des valeurs prônant la justice sociale et l'humanisme, il les défendait avec une farouche conviction, au point d'avoir eu mal à pâtir avec les autorités locales de l'époque. Ayant suivi la dure voie de l'effort continu, il se présente avec succès au concours de l'internat. Commence alors une carrière initiée en gastro-entérologie à Mustapha poursuivie en médecine interne au Centre Pierre-et-Marie-Curie sous la férule du professeur Moulay Merioua et prolongée à Kouba : là, dès le début, il développe une activité de fourmi au sein de ses malades et dans sa fonction d'enseignant-chercheur : en ce qui concerne plus précisément les soins, il s'intéressa particulièrement aux graves problèmes liés aux lésions caustiques de l'œsophage qui nécessitent de la part de ceux qui les prennent en charge non seulement une solide expertise technique, mais aussi un engagement et un dévouement sans faille : le professeur Touchène, qui avait acquis les techniques de dilatations de l'œsophage dans les années 1970 à Marseille, s'est occupé de ce type de malades qui affluaient de tous les coins de l'Algérie avec une compétence et un engagement hors du commun : l'expérience acquise de son service est l'une des plus importantes du monde. Cette expérience, rapportée lors des différentes réunions scientifiques, ne lui assurait pas que des amis, mais le professeur Touchène était un redoutable bretteur, rompu aux joutes scientifiques : quand l'adversaire avait la parole, il se mettait en position d'écoute «à l'aurassienne», le corps cambré en avant, les yeux mi-clos, les mains en cornet derrière les oreilles qu'elles ramènent en avant, la bouche crispée sur un sourire goguenard, interrompue par la mastication de sa langue, ponctuée par des grognements discrets : ce dispositif se débloque quand la partie adverse a émis suffisamment de repères pour la compréhension du propos dont il n'attendait pas la fin : la riposte était prête, et dès qu'il avait la parole, ses arguments étaient martelés d'une voix syncopée et un poing qui marquait souvent le tempo sur la table. Cette riposte alliait la rationalité implacable à une véhémence de montagnard : les effets étaient imparablement dévastateurs. Parallèlement à cela, le nombre considérable d'internes, de résidents, d'assistants, de maîtres de conférences, de professeurs qu'il a formés est tout simplement impressionnant : ajoutez à cela les nombreuses communications nationales et internationales, le laboratoire de recherche sur l'helicobacter pylori qu'il a animé pendant de nombreuses années, les journées d'enseignement post-universitaires qui en sont à leur 14e édition, tenue en juin dernier pour la dernière d'entre elles, et qui se sont toujours clôturées comme il sied chez les carabins qui travaillent très durement dans la bonne humeur et une ambiance des plus festives : tout cela l'a désigné le plus naturellement pour faire partie de la première promotion de «professeurs émérites», titre qu'il n' a pas eu le temps de savourer : il n'aurait certainement pas paradé si le destin lui en avait donné l'occasion, car il s'agit là d'un remake du combat pour le lopin de terre de Menaâ- Amentane : c'est ce genre de détails qui pérennisera son souvenir, celui d'un homme infiniment humain et désintéressé trempé dans de l'acier. Adieu Kriem. Didine