J'ai démarré comme je ne l'avais jamais fait de ma vie et j'ai couru ». C'est un athlète algérien qui participe à une course à Athènes et qui se parle à lui-même. « Les autres coureurs de fond couraient plus vite, et moi je voyais devant les choses qui empêchent tout Algérien de courir avec ardeur dans le monde : lui-même, la certitude que cela ne sert à rien, l'évidence que ceux qui ont couru l'ont fait les premiers jours de l'indépendance en 1962, à une époque où l'histoire ressemblait à des films de cinéma », poursuit ce sportif, sorti de quelque part, dans L'Ami d'Athènes, première nouvelle du dernier recueil de Kamel Daoud, La préface du nègre, paru aux éditions Barzakh il y a un mois. Cinéma, histoire et course : trois éléments, parmi d'autres, de la pâte Algérie. Course au pouvoir, histoire falsifiée et héroïsme fictif. Et pourtant, l'histoire est désormais « figée » dans la Constitution pour que les vérités ne rejaillissent pas les jours de fête. Après l'indépendance, certains se sont offerts, villas, fermes, immeubles et terres, sans aucun effort, rien, à part l'avantage d'être près du cercle de lumière, de ceux qui ont réussi le sprint final. « L'on pouvait posséder une chose rien qu'en la touchant le premier », écrit le nouvelliste. Chose que beaucoup d”historiens officiels ont oublié de mentionner dans leurs manuels. Les acteurs de la révolution, ou certains d'entre eux, gardent ce qu'ils veulent, effacent ce qu'ils n'aiment pas de la mémoire. Ce « nègre » en charge de l'écriture des mémoires « d'un vieillard tellement bavard qu'il en devenait immortel » rage de voir les souvenirs devenir volatiles, changer au fil du temps et des humeurs... « Il s'agissait pour moi de ressortir vivant de cette tombe où je me rendais presque chaque jour », raconte-t-il dans La préface du nègre. Le vieux, comme certains anciens maquisards, ceux qui se sont servis les premiers, habite une belle maison avec jardin où trônent figuiers et pommiers sous un « un ciel frais ». « La légitimité révolutionnaire » est un fruit au goût éternel. Ses arbres le sont aussi ! Mais, les jardins, eux, n'ont pas la même hauteur. Le nègre n'a pas de nom. Il veut réécrire l'histoire à sa manière. C'est tout à fait possible dans le pays de l'écriture historique ouverte. Et puis, c'est bien là une façon de se venger d'un héros de 72 ans qui se fabrique un passé. « J'avais décidé de me dérober en lui faisant face avec une histoire clandestine qui doublerait la sienne, lui survivrait et en habiterait la carcasse comme un ver patient », décide le nègre. Et il estime que l'histoire du vieux aurait pu devenir intéressante et déboucher sur l'intelligence et « non pas seulement sur l'attente d'une médaille plus grosse que celle des autres ». L'Algérie des « takrimet » et autre « hommages » s'est habituée, des années durant, à distribuer des cadeaux à ceux qui le méritent et à ceux qui ne le méritent pas sous prétexte de « glorifier » les « grands » combattants. « Son histoire sentait parfois le mensonge mais le livre que je prétendais écrire pour lui était encore plus faux. Encore plus infâme que cette petite misère de la vanité », concède « le nègre » avec un certain remord. Mais quel remord ont eu ceux qui, depuis l'indépendance de l'Algérie, ont raconté une histoire lisse et blanche ? Une histoire qui enterre les assassinats politiques, les déchirements autour du pouvoir, le régionalisme, les trahisons, les complots, la lâcheté ? Aucune remise en question. Rien. Sauf à vouloir tout oublier. Silence de tombe. Ahmed Ben Bella, premier président de l'Algérie indépendante, n'avait-il pas dit que les jeunes générations n'avaient pas besoin qu'on leur écrive l'histoire de la guerre de libération ? « Ce peuple est plus petit vu de près que vu ciel », dit ce militaire, amateur d'avions, dans Gibril au kérosène, autre nouvelle du recueil. Voir du haut est une spécialité des gouvernants d'Alger. Normal, ils n'habitent pas en bas ! « Je suis un militaire, et dans ce pays, cela suppose des habitudes strictes : sourire le moins possible(...) ne pas répondre aux questions des gens du petit peuple », dit ce soldat, heureux d'exposer un prototype d'avion dans une foire à Alger. « J'ai fabriqué un Ange », raconte-t-il. « un Ange » qui n'intéresse pas les visiteurs de la foire. D'où ce jugement : « C'est donc ce peuple qui ne fonctionne pas. Il ne croit pas au miracle. On y devient plus célèbre lorsqu'on tombe que lorsqu'on décolle ». Il est vrai qu'on adore couper les têtes qui émergent dans le marécage algérien. Une pratique qui fait consensus national ! Kamel Daoud peut dire en quatre nouvelles ce que d'autres expriment en une trentaine. L'écriture est limpide, les idées claires et le fond artistique. Ce n'est pas de la philosophie. Ce n'est pas de la politique. C'est simplement de la littérature dite avec des mots choisis, des mots intenses et doux à la fois. La préface du nègre a obtenu le prix Mohammed Dib 2008 du meilleur recueil de nouvelles. Kamel Daoud, 37 ans, est chroniqueur au Quotidien d'Oran. Il est auteur de deux récits, La fable du nain et O Pharaon, publiés chez Dar El Gharb. Ô Pharaon, ignoré quelque peu par les critiques, a pourtant posé un problème essentiel, celui des dérives autoritaires qu'a connues l'Algérie durant les années de violence. Des milliers de pages sont encore à remplir sur cette période. Avec des mots savants ou pas. De l'émotion ou pas. L'important n'est-il pas de dire et de ne rien cacher ?