Le XIXe siècle qui a vu la naissance du roman en Europe n'a gardé que quelques noms, quelques textes essentiels. En France, il reste Flaubert, Balzac et Zola. En Angleterre, il reste Dickens, Eliot et Wild. En Russie, il reste Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov. C'est tout. Et c'est très peu en comparaison avec les centaines d'écrivains romanciers de ce siècle qui étaient souvent des feuilletonistes qui écrivaient au fur et à mesure que la révolution industrielle avançait à pas de géant en inventant des machines extraordinaires et en créant des classes fondamentalement antagonistes. Le XXe siècle, lui aussi, n'a laissé que quelques noms de grands romanciers dans le monde entier. Toute la littérature romanesque de cette période a, elle, intégré l'Histoire comme élément fondamental de questionnement du réel et de l'humain, à travers ses avatars psychologiques, ses bouleversements politiques, ses luttes de classes, ses impérialismes et ses injustices accablantes qui font que plus de la moitié de l'humanité vit aujourd'hui dans un mouroir, sous le regard placide ou faussement caritatif de ceux qui dominent le monde : les castes du fric. C'est là une implication essentielle pour le roman contemporain. Dire, presque d'une façon muette, la douleur, le désarroi et l'horreur de ce monde dans lequel nous vivons. Comme on le sait, dans tous les pays du monde, il y a des silences, des falsifications et des redondances rhétoriques de l'Histoire. Ainsi, le capitalisme déchaîné et le libéralisme sauvage ont redéfini l'Histoire et la géographie en fonction de leurs appétits féroces. Souvent avec la complicité des intellectuels et des artistes ou tout au moins avec la complicité de certains d'entre eux achetés à coups de millions de dollars. Le romancier lucide et honnête d'aujourd'hui assiste, éberlué, à ce refaçonnage du monde et de la conscience humaine. Mais il n'écrit pas de tracts pour autant ! Il se doit d'écrire des romans. C'est-à-dire qu'il se doit d'essayer de montrer, non pas en tant qu'historien, politologue ou sociologue, mais en fonction de sa sensibilité, de sa capacité particulière à s'imprégner de sa propre déchirure et de celle des autres, comment donc l'histoire contemporaine garde ses silences, organise ses falsifications et planifie son mensonge. Il s'agit alors de dire qu'il y a plusieurs façons d'approcher et d'explorer cette histoire. Un exemple : aujourd'hui, le nazisme et le communisme sont renvoyés dos à dos. Et il y a un consensus extraordinaire à ce sujet, aussi bien chez les politiciens que chez les historiens. A ce sujet, il y a une littérature pléthorique, interminable et logorrhéique. Nous parlons ici de l'Occident en particulier qui, tout en mettant en exergue la relation ontologique du nazisme et du communisme, occulte complètement les génocides coloniaux, les esclavagismes universels et les exterminations ethniques de continents entiers. Le cas des Indiens d'Amérique est, dans ce cas, édifiant... En n'écrivant pas des brûlots, en avançant à tâtons, en bégayant et en doutant, le romancier peut dire la monstruosité de l'homme et du monde. C'est en cela que l'art est subjectif, car il se fonde sur le dedans et le dehors de l'humanité. C'est en cela qu'il est subversif, car il permet de véhiculer quelques idées ou plutôt quelques choses à contre-courant de la lecture qu'on fait habituellement de l'Histoire. L'Histoire investie par l'art devient subversive. En peignant Guernica ou Femmes d'Alger dans leurs appartements, Picasso faisait de l'Histoire et de la politique, tout en le sachant. D'une façon consciente. Mais différemment des autres, à contre-courant des poncifs historiques ou historiciens. Il témoignait à sa façon contre la guerre d'Espagne et la guerre d'Algérie. A sa façon ! Il écrivait en 1955, après avoir peint son triptyque des Femmes d'Alger : « Lorsque je peins, j'essaye toujours de donner une image inattendue, inacceptable et donc écrasante de l'homme et du monde. » Cela dit, il n'y a là aucune provocation, car cet écrasement picassien est recouvert par le génie pictural du peintre. Il est subversif, alors. C'est-à-dire qu'il nous oblige à nous poser des questions, donc à être esthétiquement, métaphysiquement et politiquement inquiets. Il est vrai, aussi, que cette manière de faire éclater l'Histoire alimente, chez le romancier, une façon d'écrire, une écriture. Il y a une relation tout à fait dialectique entre la parcellisation et le morcellement de l'Histoire et de l'histoire qui vont se réactiver, se régénérer et se refléter dans l'acte d'écrire. Ainsi, les grands événements historiques, les discours politiques et les grands pactes vont perdre de leur importance au profit d'une histoire vraie et donc cruellement vécue par ceux qui font l'histoire réellement : les individus. Le roman de qualité est un texte obsédé par la modernité. C'est-à-dire par l'imbrication de la subjectivité (l'intime) et l'objectivité (le général). Par l'interpénétration des destins individuels et du destin collectif.