Trop de sang a inonde nos oueds et leurs rives, nos douars et les rues de nos villes. Nous avons creusé plus de tombes que le paysan a tracé de sillons ; nos rencontres d'hier dans des festins de paroles et de joie ont été effacées et remplacées par nos déambulations dans les travées des cimetières. Lautréamont disait qu'il faudrait toute l'eau de la mer pour laver le sang du poète assassiné. La Méditerranée et les océans suffiront-ils à laver l'Algérie ? La question semble être réglée dans la tête de nos chefs pour qui l'oubli peut être inscrit dans la loi, mais elle taraude, je le sais, l'esprit et le corps de celles et de ceux qui portent encore et toujours leur douleur incisée dans la peau, mêlée à leurs cauchemars. C'est dans le silence qu'ils vivent leur malheur et pour rester dignes du père, de l'époux, de l'épouse, du frère, du fils, de l'ami… assassiné, ils le font revivre dans des jeux d'images qui maintiennent la mémoire vivante ou le prolongent dans les actes qui constituaient l'essentiel de son existence. Le deuil s'achève dans l'héritage fertilisé de l'absent. Abd El Kader Alloula nous a légué des gisements aussi riches et féconds que nos plaines à blé et notre Sahara. A Oran, j'ai vu Rihab Alloula. Je l'ai vue chez elle et sur les planches du théâtre qui porte le nom de son père. Enfant, Rihab jouait dans les coulisses à des jeux d'enfant ; elle taquinait Sirat, Haïmour, Fadéla, Belkaïd, Brahim… Elle a respiré la poussière des planches et s'est balancée au rideau rouge du plateau. Son père jouait à son jeu favori avec la fermeté amicale de ceux pour qui jouer la comédie ou la tragédie, est un dur, très dur métier. Héritière d'une passion, elle l'a intériorisée et la partage aujourd'hui avec tous. Rihab continue son père, sans vouloir l'imiter, en étant Rihab Alloula dans la plénitude de sa présence. Maintenant adulte, elle prend le risque de jouer côté public un grand rôle joué par son père. Le risque est quadruple : d'abord, celui lié au nom de Alloula et de son prestige artistique et humain. L'héritage du talent n'est pas écrit dans le testament, pas plus qu'il n'est biologique. Etre la fille de Alloula, jouer son répertoire et dans ce répertoire choisir un rôle de composition extrêmement difficile, est une magnifique épreuve dans laquelle s'affirment son courage et sa personnalité majeure. Le second défi est celui de la performance théâtrale en elle-même qu'elle partage avec Amine Missoum, Amine Bouabdallah et Mustapha Missoum. Quatuor extraordinaire, conduit par Jamil Benhamamouch qui réussit à transposer le huis clos d'un schizophrène en une chorégraphie de gestes et de répliques qui étonnerait son oncle. Son oncle était Alloula. Le troisième risque est de reprendre une pièce universelle dont l'immense succès est lié à l'adaptation et au jeu de son père et d'incarner, quatrième risque, elle, jeune fille à l'aube de sa carrière, un personnage qui abandonne les contingences de la réalité et se construit un monde au-dessus du monde et dans lequel il devient le prince. Il délire. (Suite en page 23) B. M. son délire est de la philosophie du quotidien, la philosophie de l'humain qui dit des vérités qui sautent à la gorge de chacun et l'entraîne au pic du pathétique où la dérision débridée, l'humour grinçant, la poésie désespérée mais lucide, trouvent leur commune intelligence dans un Homq Salim aussi proche de nous que s'il était nous-même. Cet homme qui énonce des vérités essentielles n'est pas loin de l'exclusion du parti, de l'asile psychiatrique ou de la geôle. En donnant le nom de Salim au fou de Gogol, Alloula nous avertit, par delà l'ironie, que le fou en son royaume de l'innocence, douloureux et vulnérable, n'arrête pas de nous parler et de nous faire des signes. Et, si ses aventures nous font rire, c'est encore de notre humaine condition que nous rions. Transcendant J'ai entendu les trois coups, la scène s'est ouverte sur un sobre décor de quelques caissons noirs que les quatre comédiens disposent dans le déroulé saccadé des actes qu'un fou a transcrit, par la main de Gogol, dans son journal. Le cahier de Salim devient le prétexte du jeu, le distributeur des rôles. Il est l'acteur muet dans lequel sont consignés les secrets de Salim, ses amours pour Raja, la fille du directeur et les amours canines de Lubana pour Attiq, les méandres poisseuses de la bureaucratie et son avancée inexorable vers l'autre côté de la raison. Chaque comédien y découvre une parcelle de la vie de ce héros sans gloire, de cet homme dont l'esprit s'effiloche comme une vieille corde de chanvre. Un homme qui persiste à parler. A dénoncer. Alloula réécrit en 1973 Le Journal d'un Fou, sous le générique de Homq Salim, en le trempant dans l'imaginaire algérien par le rythme du jeu, la fluidité de la langue, le sarcasme oranais, la métaphore fleurie au jasmin, le geste algérois… et, seul sur scène, accomplit le miracle d'incarner un monde algérien comme Gogol rendait visible le monde russe du XIXe siècle. Il avait compris que chaque être, même acculé aux dernières limites de la folie et de la détresse, garde une puissance de liberté en un lieu où le fer de la censure et de la répression ne peut atteindre. Ce lieu, des utopies possibles et impossibles, du rêve amoureux et de l'espérance, est enfoui au plus lointain de la conscience humaine. Zerrouki avait conçu pour Alloula un décor spiralé symbolisant une camisole qui maintenait Salim entravé dans l'espace d'un bureau sombre et étroit. Alloula avait compris, dans les années 1970, que Salim pouvait dire ce que nous ne pouvions pas publiquement dire. A cette œuvre de santé mentale politique, Alloula, grand seigneur, ajoutait une bonne dose de rire. Que font faire de cette pièce les héritiers de Alloula ? Quatre jeunes comédiens pour un seul personnage ? A l'entrée du théâtre le pari m'a paru sinon esthétiquement absurde du moins ambitieux pour cette jeune garde. Le plus âgé de la troupe avait 23 ans. Je sais qu'une des finalités du théâtre est d'étonner. J'allais l'être ! Comment fractionner une intimité individuelle en quatre corps et quatre voix ? Ni Gogol, ni Alloula ni, aucun autre dramaturge à ma connaîssance n'avaient pensé à pluri-personnifier un texte exprimant le monde intérieur d'un personnage qui se métamorphose dans et par la métamorphose de son propre discours . Prodige, précoce, inventif, Jamil Ben Hamamouche, neveu de Alloula, comprend que le dédoublement de Salim peut être lui- même dédoublé. Quatre acteurs seront un même Salim. Je me suis promis d'interroger un ami psychiatre pour savoir si le double d'un schizophrène pouvait devenir lui-même un schizophrène. L'effet de scène est hallucinant. Jamil opte pour le mouvement, pour l'effet de miroir sans miroir. Je suivais Salim en faisant abstraction d'Amine ou Rihab ou Mustapha ou le second Amine qui l'incarnait à tel ou tel moment sans jamais se toucher ni même se regarder. Au milieu de la pièce, j'entends la voix de Alloula disant un passage. Les 4 comédiens ont parfaitement intégré cette courte intervention dans leur jeu. J'ai eu peur de céder à l'émotion. Comme les comédiens, j'ai reçu la voix de mon ami comme s'il était là, sur scène, échangeant une réplique et se retirant. Etonnant Jamil ! synchronisation Le rythme du jeu, ses enchaînements et la jubilation retenue des quatre comédiens ont donné un spectacle qui mérite une tournée… générale, dirait Sirat, en tout cas, nationale. Tout est soumis à une synchronisation aussi précise qu'un ballet, entre l'attitude et la parole, un geste suspendu et un regard fixé sur un point invisible et ce journal qui s'écrit, se lit et passe d'un Salim à un autre Salim, le même Salim. Il ne s'agit pas d'un théâtre de situations ni d'effets d'optique, mais de la mise en vision de la pensée d'un être en bataille avec ses propres pensées ni d'artifices scéniques qui forcent l'attention et la sensibilité du spectateur. Les héritiers de Alloula sont à la hauteur de l'héritage. Non seulement ils le continuent, mais ils nous donnent de la joie en ravivant ses gisements de spectacles et les signes de sa belle et inaliénable humanité. Je suis heureux d'avoir vu cette pièce. Mes compliments et ma gratitude vont à Abdelhalim Rahmouni, pour le subtil décor ; à Abdallah Benzouak pour la régie lumière, discrète et efficace ; à Ghalem Bouachria pour le son parfaitement accordé à la partition de la pièce et à Nabila Guermesli pour la régie générale et sa vigilante et professionnelle présence. La fondation Alloula, que dirige Raja, a financé cette troupe et a inscrit dans ses projets immédiats l'organisation d'un colloque international sur la vie et l'œuvre de A. Alloula. Cette rencontre est prévue pour le 1er mai prochain. Qu'elle soit une réussite.