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Rachid Mimouni, face à l'air du temps
Publié dans El Watan le 24 - 02 - 2005

Mais une mémoire, c'est presque l'antipode d'une guerre, sa négation. Elle est d'abord préservation. Une mémoire collective, c'est comme l'identité, ça s'assume d'abord et ça se discute après. Si excuses il y a pour justifier les guerres, rien ne justifie l'amnésie.
Les années noires ont fait perdre à notre pays une matière grise irremplaçable. L'air du temps nous impose, par différents procédés, la politique de l'oubli ou tout simplement une certaine amnésie autorisée. Basta ! disent les plus intelligents (?) ; il faut tourner une page noire (je pense que la couleur n'est pas exacte) qui n'a fait que trop durer. Très juste. Il y a un temps pour la guerre, un autre pour la paix. C'est exact. Mais seulement voilà, tourner une page noircie par les événements suppose au préalable une lecture attentive de cette page par tous les concernés et savoir en tirer les leçons et les conséquences. Le cas contraire, c'est la politique de l'autruche et la cécité intellectuelle.
Tourner une page dans une histoire quelconque a au moins le mérite de nommer un coupable et une victime dans la perspective noble d'un pardon. L'amnésie ne se décrète jamais. Les choses étant ainsi, il faut donc s'installer à l'extérieur de l'air du temps pour lire une ligne de cette page, dans le livre du silence, que le temps n'a pas éteint. Prenons un seul exemple. Rachid Mimouni. Beaucoup d'entre nous, parmi les plus avertis, se rappellent cette figure emblématique de la littérature algérienne contemporaine. D'autres ont eu même le privilège de le connaître en personne. Mais qu'en est-il de nos jeunes d'aujourd'hui ? La génération des années noires ? Dans le meilleur des cas, le nom de Mimouni résonne dans leur mémoire comme un dessin abstrait. Je ne tire pas là une sonnette d'alarme contre un danger quelconque, mais celle d'une mémoire qui a tendance à tout aplatir sur son passage.
Inutile de rappeler que depuis sa mort tragique, Mimouni n'a bénéficié d'aucun hommage digne de sa grande personne qui a marqué les lettres algériennes. Aucune rencontre, aucun colloque de valeur nationale ou universelle n'ont été consacrés à son expérience littéraire, imposante par sa quantité, mais aussi par sa qualité.
L'Année de l'Algérie devrait l'introduire dans son programme comme le prolongement naturel de Mohammed Dib et Kateb Yacine. Un black-out non expliqué a fait que Rachid Mimouni n'a eu presque aucune faveur de la part des organisateurs de toutes les activités littéraires. Il est passé dans l'anonymat le plus absolu. Le silence a suivi Mimouni jusqu'à sa tombe. Il était l'homme silencieux par excellence, le bosseur dans l'intimité la plus grande, mais qui n'a jamais ménagé dans son écriture ni l'intégrisme religieux ni d'ailleurs les sbires du système qui se sont érigés avec le temps en machine dévoreuse qui se régénère constamment, capable de se renouveler à tout moment et dorer tous les blasons, du fanatisme religieux à la modernité absolue (dans le cadre des constantes algériennes, bien sûr) afin d'être au diapason des nouvelles circonstances imposées par l'air du temps.
La seule présence de Mimouni, aujourd'hui et demain, je le pense sincèrement, c'est son œuvre immortelle et cette poignée d'amis avec laquelle il a partagé beaucoup de peine et de bons moments, qui essaie, tant bien que mal, de faire revivre cette mémoire et la sauver de l'oubli. Cette œuvre attend toujours une main généreuse qui la mettrait à la portée de cette génération des années noires qui, pendant les événements des années 1990, n'avait que 10 ans. Aujourd'hui, elle en a 25. Une génération qui attend beaucoup des institutions étatiques pour effacer les années de malheur et éviter un nihilisme qui pointe le nez déjà dans un horizon non lointain. Imaginez un moment la finalité de ces milliers de jeunes qui n'ont jamais vu de théâtre, de cinéma dans le sens noble du mot, ni assisté à une soirée musicale digne de ce nom, visité un musée national, qui n'ont pu avoir accès aux livres des noms avec lesquels ils ont partagé la douleur de la peur et de la mort. L'école étant totalement absente de cette activité de mémoire, ils se retrouvent livrés à une délinquance culturelle systématique.
C'est d'ailleurs lors d'une rencontre imprévue à la Maison de la culture de Constantine en 2001, avec Georges Morin, président de Coup de soleil, que l'idée de rendre hommage à Mimouni a été évoquée et n'a pris forme que lors d'une rencontre à l'occasion du Maghreb des livres à la mairie de Paris, quand Georges m'avait confié l'organisation d'un hommage à Rachid Mimouni. Emouvante était la voix de Mimouni avec laquelle s'était ouverte la soirée dans le splendide salon Jean-Paul Laurens, en plein cœur de Paris. Une bande sonore dans laquelle est reprise une interview faite avec Rachid Mimouni en 1994 par Ahmed Naït Balek pour Beur-FM. Ce qui était marquant dans les mots de l'écrivain, c'est sa voix pleine et mesurée. Une voix qui fait rappeler la force silencieuse de Mimouni. Elle dégageait une présence immortelle, en évoquant son écriture, sa vie, le devoir de l'écrivain dans les moments difficiles, l'islamisme, le système qui a survécu à toutes les secousses et la place des langues sur l'échiquier d'une Algérie à la recherche de la voie du salut et de la modernité. La lucidité avec laquelle Mimouni nous renvoyait à nous-mêmes nous pousse aujourd'hui à nous interroger sur la finalité d'un processus politique qui n'a fait que durer.
La façon avec laquelle il a évoqué le problème des langues, par exemple, est toujours d'actualité. Pour Mimouni, l'Algérie est plurilingue, c'est l'histoire qui en a voulu ainsi et celle-ci n'est jamais le reflet de nos désirs, même les plus refoulés. C'est grâce au travail de fourmi de Georges Morin, ami intime de Mimouni, que l'œuvre de ce dernier continue à rayonner et à se frayer de nouveaux chemins. Mais malgré les efforts fournis, il reste toujours un goût d'inachevé.
C'est beau. Mais tout cela n'est que reconnaissance neutre d'un grand talent universel. Rien ne remplace un Mimouni retournant à sa terre natale et parmi cette jeunesse avide de savoir et de connaissance. Certes, l'écriture n'a pas de territoire, mais l'écrivain en a un. Entre les mots de Mimouni, on sent émerger les odeurs et les parfums des villes et des villages, les cris de détresse des petites gens, la déprime des femmes, mais aussi le courage des uns et des autres devant l'infamie d'un système qui agonise, mais qui ne meurt jamais.
Aujourd'hui, autour de Mimouni, il y a un blanc qui ne dit pas son nom. Rien, juste une tombe orpheline à Boudouaou, dans une région très dangereuse même pour un simple recueillement ; un centre culturel, bâtisse imposante mais trop froide, qui n'a de Mimouni que le nom, sans plus.
C'était juste une ligne dans une page pleine à craquer de mots, de ratures, de belles phrases, de très mauvaises aussi, dont la lecture nous invite au préalable à quitter l'air du temps.
Certes, Mimouni n'est pas le seul à vivre cette perte de sens, il est juste une phrase dans ce pavé qu'on nomme le livre du silence. C'est toute une mémoire qui ne cesse de disparaître.
Combien un pays comme l'Algérie, si riche par sa mémoire ancestrale, de Massinissa, Sophonisbe, Apulée, saint Augustin, Cervantès, Delacroix, Alloula, Djaout, Mimouni… se retrouve aujourd'hui appauvrie par son propre système de négation. Le plus dur n'est pas seulement de reconnaître sa mémoire, mais aussi d'avoir l'audace de l'assumer avec toutes ses fragilités et ses contradictions. Je pense que ce qui nous arrive aujourd'hui n'est que la fatalité d'une mémoire occultée.
Dans l'œuvre de Mimouni, il y a toujours cette leçon généreuse et didactique qui nous rappelle à chaque fois nos blessures et les conséquences d'une mémoire brimée. Ecoutons Zineb dire ce beau poème dédié à un Mimouni décidé, plus que jamais, à retourner à sa terre natale pour vivre cette blessure qui n'a jamais cessé de saigner :
«Il est de retour ce soir,
Il s'attable au bord d'une vieille vague,
Les yeux pleins de vide, amertume et désir d'oubli,
Il interroge le vieux saule et les pins d'une mer sans couleurs.
Creuse la mémoire et dessine un pays sans frontières.
Il se souvient qu'hier cette même mer lui confia son sel
Et la douleur de ses vagues…»


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