la littérature algérienne constitue aujourd'hui un registre formidable à travers lequel on peut relire non seulement l'histoire des formes et de l'esthétique, mais aussi celle des générations qui se sont succédé à travers les âges et leurs désirs permanents de donner une touche de résistance à la vie et à la modernité. Les textes, ainsi rassemblés dans un imaginaire commun, montrent qu'ils sont différents et traversés par des préoccupations et des aspirations multiples. Pourtant, il y a toujours ce sentiment d'une certaine présence de quelque chose qui ressemble à une trace immortelle, d'un substrat commun : le refus systématique des diktats et l'injustice sous toutes ses formes. Des textes et des genres qui viennent de temps et d'espaces différents, mais qui appartiennent à la même terre et au même cri incessant de liberté, nous disent beaucoup de ces cris intimes. Ils évoquent en particulier les maux et les douleurs engendrés par l'écriture : l'enferment, l'exil, le déplacement, l'interdit, l'errance, les assassinats qui ont fait l'actualité macabre des années 1990, et surtout, une résistance sans faille. Dans toutes leurs finalités douloureuses, l'écriture et les mots blessés masquent très mal le désir immortel de la vie. Ce qui fait de cette littérature, jeune et très ancrée, un grand espace dans lequel s'entremêlent des voix rebelles et généreuses ; se manifestent des couleurs disparates dans une même fresque qui retrace depuis l'antiquité ce désir imperturbable de liberté et de révolte. Rien n'entrave la beauté du verbe et son acharnement indomptable. Tout en ponctuant les époques différentes, ces textes, romans, poèmes, théâtre et autres, laissent se manifester en filigrane un certain nombre de constantes qui reflètent à la fois le refus et le désir d'aller vers un monde plus juste, surtout plus beau au sens le plus noble. Ce n'est pas là des témoignages simplistes qui nous permettent de cerner cette douleur si raffinée, mais des exercices dans un imaginaire collectif et éternel, des textes qui disent dans un chant, certes, à la fois gai et funèbre, les soubresauts permanents de l'histoire bouillonnante de l'Algérie des temps révolus et jusqu'à nos jours. En dépit des drames que ces textes décrivent, ils s'imposent, à l'intérieur des incertitudes, en faveur d'une certaine vérité blessée, celle de l'homme qui se bat depuis l'éternité pour son statut naturel d'homme libre. Ni les assassinats permanents des intellectuels et écrivains algériens, puisque beaucoup ont payé de leur vie, ni les intimidations des institutions romaines qui faisaient de la sorcellerie une machine systématique d'élimination et d'effacement, n'ont empêché l'écrivain de dire l'indicible. Apulée (125-170), dans son Apologie et son Âne d'or, ne ménage personne. Il décrit cette machine romaine réductrice et destructrice avec des mots qui mettent à nu l'absurde et la bêtise humaine. Il a su reconquérir la force du verbe et défier une justice romaine qui broyait toute contestation. Au-delà de l'inculpation simpliste et catégorique, Apulée, par l'usage de la parole, défendait l'idéal de liberté contre l'arbitraire qui s'était érigé en système. Son apologie a ébranlé toutes les assurances, les certitudes et les visions simplistes. Ce qui l'a amené à développer toute une topique du miroir qui lui permettait d'évoquer la question philosophique de la connaissance avec plus de recul et d'aisance. C'est Sénèque qui a dit : « Les miroirs ont été inventés pour que l'homme se connaisse. » Apulée savait sans doute qu'il n y a pas de société moderne sans voix multiples et sans se responsabiliser et prendre en main sa destinée. Ce n'est pas seulement sa personne qui était en danger et qu'il fallait défendre et préserver, mais c'est tout l'idéal de la démocratie athénienne sur laquelle s'était fondé l'Etat de droit. Ni les avatars des sociétés modernes qui ont bousculé toutes les assurances afin de libérer l'homme du poids de l'histoire injuste ni les injustices qui se sont manifestées à travers des systèmes inhumains engendrés par l'homme tels l'impérialisme et l'hégémonie romaine, les colonisations et les dictatures engendrées, rien de ça n'a fait taire cette voix algérienne au verbe si pure et si tendre et qui a su traverser les temps et les espaces. C'est un ensemble de textes disparate, mais très cohérent dans ses désirs dans lesquels coule un grand humanisme et une douceur qui se conjugue à une révolte de l'homme contre toutes les injustices et les abus, contre la déception et les logiques déroutantes qui abrutissent l'être humain et l'aliènent. Mostéfa Lachref, à l'intérieur d'une cellule de prison qu'il évoque dans son livre sur les lieux et les mémoires, ne règle pas ses comptes avec un ennemi qui mettait en péril sa vie et celle de son pays. Il veut juste que son écriture calme et pensante sème dans l'esprit de ses geôliers quelque chose de l'ordre de la compassion et de l'humanisme. L'espace carcéral devient ainsi un lieu de découverte : découvrir la part humaine de soi-même et celle des autres. La lecture devient le moyen le plus sûr pour ne pas tomber dans la haine aveuglante. L'humanité ne peut s'arrêter aux abords de ceux qui ne se manifestent que mépris et rejet de l'autre. D'autres noms comme Bachir Hadj Ali, Benhaddouga, Rédha Houhou, M. Dib, Kateb Yacine, Djamel Amrani et d'autres qui ont chanté amour et résistance, c'est toute une génération qui a assumé pleinement son refus du fait colonial. Par leurs pratiques littéraires incessantes, ces écrivains ont donné naissance à une écriture qui se révolte et qui exorcise la peur en s'investissant dans un espace cosmopolite de mots et de livres à travers lesquels la beauté du verbe vibre au rythme de la contestation. Dans les mots de cette génération sommeillait la révolte qui couvait dans le silence avant de se manifester sous forme d'actes d'insoumission. Même si la suite de ces choix n'est pas toujours au gré de tout le monde puisque la finalité d'un tel processus c'est l'assassinat (Houhou) ou la prison et l'exil (Hadj Ali, Kateb, Benhadouga,...). Mais la trace est toujours là, enfouie entre les mots qui n'en finissent pas de nous émerveiller et nous donner un sentiment incommensurable de fierté. Mêmes réduites en nombre et en droits, les femmes ont aussi su conjuguer l'écriture à ce grand désir d'émancipation : Fadhma et Taos Amrouche, Assia Djebbar, Zoulikha Saoudi, Zhor Wanici, Zineb Laouedj, Ahlam Mostaghanemi, Maïssa bey et d'autres. Des vagues et des générations qui, dans l'intimité de l'écriture et le silence de la fécondité, ont pu produire une écriture dans laquelle se manifestent les différents déchirements face aux injustices de la colonisation et du sous-développement. Quand toutes les valeurs sont bannies ou cessent d'exister, la narration se réveille et s'impose comme dernier recours contre l'absurde et la banalisation de la mémoire et devient un moyen de résistance et de partage des peines et des joies possibles. Le vieux rêve de l'égalité des sexes, dans les textes féminins, reste toujours à imaginer et à reformuler constamment en déjouant toutes les formes de censures dans des systèmes hybrides et sans projet visible. Des systèmes qui se régénèrent au fil des temps et qui permettent aussi, et à leur insu, l'éclosion de toutes les formes de refus pour combattre ces hommes de non-lieu des différents systèmes qui s'abritent derrière la dissimulation. Avec tout le courage qu'ils laissent paraître, la peur se lit dans les yeux de ces hommes, peur surtout d'un lendemain qui effacera toutes leurs traces. On se rappelle bien d'Apulée, qui de nous se rappelle aujourd'hui du nom de ses bourreaux ? Qui peut nous évoquer le nom du tortionnaire de Rédha Houhou ou celui du poète Rabi Bouchama ? C'est aussi la justice de l'histoire qui va incessamment vers une humanité possible, la littérature en est le catalyseur. Les injustices et les crimes commis contre les écrivains ne feront que pousser l'écriture vers d'autres terrains vierges et vers d'autres espaces amazoniens à revisiter et à exploiter. Mimouni, avant de s'exiler, disait à juste titre : rester c'est mourir beaucoup, partir c'est mourir un peu. Il est parti, malheureusement il est mort abondamment pas seulement un peu. Mimouni ne se rendait pas compte qu'il était en train de définir une machine aveugle qui échappe à toute définition : l'exil, une mort programmée de beaucoup de repères et l'assèchement des racines. C'est même la perte de sens quand celui-ci est vécu dans le grand silence de l'isolement. Une fragilité dont l'écriture seule peut contenir. A travers les rêves d'un provisoire qui dure et d'un retour possible, beaucoup d'écrivains sont restés au seuil des interrogations ontologiques les plus amères, mais n'ont jamais perdu cette flamme vivante dans leurs mots contre les affres de l'oubli. Qui des petits Algériens se souvient aujourd'hui d'un Jules Roy, d'un Albert Camus, d'un Henri Alleg, d'un Jean Sénac, d'un Saâdi Youcef, d'un Bencheikh, d'un Arkoun ou d'un Mourad Bourbonne qui a laissé une partie de sa chair derrière lui avant de quitter sa terre natale et avant de donner libre champs à une écriture de l'absurde et de l'amertume ? Entre les lignes et les mots de Mohammed Dib circule une certaine chaleur qui ressemble à la révolte contre un présent en pleine déperdition et un passé non assumé. Enfin, c'est presque une fatalité. Peut-on interdire à l'homme de rêver et à l'histoire de se frayer un chemin de liberté ? L'Algérie a toujours été un grand carrefour de civilisations et un espace de confrontations et d'idées, sa littérature en est la preuve incontournable. Dans tous les écrits algériens qui reposent sur une grandeur d'âme, c'est la résistance et la liberté qui se manifestent le plus.