Constantine, c'est un peu comme l'histoire de l'homme, et cette histoire remonte à un million d'années. Quand on vient à Cirta, on y revient toujours, et il faut se défier de ses premières impressions. Il est rare, en effet, qu'elles se trouvent justifiées. Et pourtant, les premières sensations que j'ai ressenties lors de mon séjour en 1985, je les retrouve au printemps 2005, intactes, entières et pures… malgré les années sombres qu'a connues l'Algérie récemment. Un peuple toujours accueillant, sincère, entier et ouvert, dont la cordialité et la franchise s'abordent avec pudeur et respect. Lors de mes échanges avec de jeunes Français en 1985, qui découvraient eux aussi pour la plupart ou pour certains, le pays de leurs parents, l'approche était la même, voici vingt années passées. Quel bonheur, après un voyage sans histoires depuis l'aéroport de Bâle-Mulhouse, quand je survolais à nouveau cette terre africaine, où la clarté et la lumière pénétraient dans mes pensées et dans mes souvenirs… comment allais-je retrouver ce si beau pays et cette ville merveilleuse plantée là comme une sentinelle sur son rocher ? Qu'étaient devenus mes amis, dont, pour certains, j'avais des nouvelles épisodiques, au gré des vents de l'histoire ? Les années sombres du «terrorisme» m'avaient choqué et blessé dans mon amour pour ce peuple qui a donné à l'humanité tant d'hommes de sciences et d'intellectuels. Mais aussi a construit son histoire et sa culture grâce à sa population prolétaire et paysanne, qui a su bâtir, malgré les sombres périodes coloniales, une ville comme Constantine, avec son rocher qui se dresse, fière, défiant les plaines du Nord, l'ignorance et la pauvreté. Si le visage de Constantine a changé par sa modernisation, son développement et ses chantiers de construction nouvelle n'ont pas effacé son âme arabo-musulmane, qui a légitimé son indépendance et son autonomie révolutionnaire. Constantine porte en elle les traces d'une histoire ancienne, qu'il nous appartient de préserver, Algériens et Français, car elle fait partie de notre histoire commune. Mais il ne faudra pas que la vieille cité se meure, car ce passé chargé d'histoire et de mémoire doit être le témoignage de périodes douloureuses et aussi heureuses que nous devons assumer ensemble pour les générations futures… Optimiste, Cirta écrira son histoire d'aujourd'hui et de demain… Mais je m'égare… Mon affection pour l'Algérie, et pour Constantine en particulier, me font oublier les motivations qui m'ont engagé sur ce retour aux sources de mes échanges culturels passés. C'est d'abord à mon ami Kamel Boussaïd, avec lequel j'ai toujours gardé le contact, que je dois ce retour. Lui, le fondateur musicien du groupe Les Cirtéens en 1967, qui a participé aux échanges de jeunes des années 1985 à Grenoble et ici à Constantine… Le mélomane à la retraite qui poursuit son enseignement de la musique… Après le regretté «Krikri» que Kamel m'a fait découvrir, il restera toujours pour moi celui qu'on appelle encore à Grenoble et ailleurs «Kamel Saxo»… Mais la raison principale de mon séjour à Constantine fait suite au drame qui a touché la famille Boussaïd le 26 mars 1994… Taoufik, le fils cadet, blessé gravement dans sa chair par une rafale d'arme automatique durant la période «noire» du terrorisme, m'a interpellé profondément. Après avoir tenté, en vain, d'effectuer une intervention en France, à Strasbourg, en 1999, pour soigner des blessures qui ne guérissaient pas, qui s'est conclue par un refus de visa lié à la conjoncture et à la période de turbulences, j'ai envisagé, la sérénité revenue, de traverser la Méditerranée en cette année 2005. Avec mon épouse Hanna, nous avons pris la décision en mai dernier de venir voir l'état de santé de Taoufik ici, à Constantine, avec nos propres yeux et notre sensibilité. Et là, dans ce carnet de voyage, je voudrais rendre hommage plus particulièrement à Toufika, sa mère, qui inlassablement, sans relâche, a soigné son fils, changeant les pansements et nettoyant les plaies. Quelle preuve d'amour pour son enfant que d'assumer avec lui sa souffrance, mais aussi son espoir de guérison. Après plus de 11 ans de lutte pour sa santé, Taoufik a pu être admis à la Faculté de médecine. Face à ce courage, nous allons tenter, ma femme et moi de reprendre à nouveau les démarches d'une intervention médicale en France et outre-Rhin, pour faire soigner définitivement son escarre au pied. Nous sommes actuellement en contact avec le CHU de Strasbourg et la clinique universitaire de Freiburg, en Allemagne. Je profite de ces lignes pour remercier tous les amis allemands et français qui se sont engagés dans la recherche de solutions à cette noble cause, avec les proches de ma famille… en France et en Allemagne. Mais il reste un problème toujours délicat dans ces situations : le financement des interventions médicales ? Alors, ici dans cette modeste contribution, je lance un appel à la solidarité et à la générosité de tous, gouvernants et particuliers. Que chacun réfléchisse en son âme et conscience à une telle situation, avec éthique et réalisme, c'est tout ce que je souhaite pour Taoufik… Il en va de l'avenir de ce jeune, tant sa volonté de réussite est grande, et son avenir professionnel et personnel incertain… Je n'oublierai jamais le «carnet de mémoire» que m'a transmis Taoufik où il livrait sa pensée que je me permets de citer dans ces colonnes, en substance : «Ce que vous venez de lire n'est qu'un résumé très compacté de ce que j'ai vraiment vécu, et ce que je vis actuellement… C'est la souffrance quotidienne, la mélancolie désolante et le désespoir régnant… Combat qui dure toujours, sans espoir et sans solution sur l'horizon… » Face à ce découragement et à cette douleur, je voudrais lui répondre en toute amitié et sérénité : «L'année 1994 a été pour toi, Taoufik, le blocage de ton enfance, lié à la folie humaine… 2005 sera le départ d'un nouvel avenir qui devrait te permettre d'avoir une vie normale, comme tous les jeunes de ton âge…, mais surtout de poursuivre tes études de médecine… Qui de mieux placé que toi pourra parler de la souffrance et de l'espoir à ses malades !»