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La spiritualité, trait d'union entre les religions
Publié dans El Watan le 22 - 10 - 2005

Pourquoi le débat sur la spiritualité ? Que peut-il nous apporter ? Serait-il différent des dialogues interreligieux ?
La spiritualité, du latin «spiritus» esprit, s'oppose à la recherche effrénée du pouvoir et de la richesse, des plaisirs charnels ou autres. Quelquefois, elle diffère de la raison séparée du cœur.
La psychologie la rattache à la sublimation des tendances psychiques en émotion métaphysique. De là, l'individu peut considérer les valeurs morales comme le produit de son inspiration loin du dogme ou des pratiques propres à une confession donnée.
Ainsi, au-delà du dogme, l'homme peut concevoir des valeurs propres à le rapprocher de ses semblables pour se reconnaître comme humain loin des appartenances ethniques ou culturelles. L'Algérie a vécu cette spiritualité à travers des Algériens de confessions différentes. C'est une conception qui dépasse peut-être les autres dialogues fondés plus sur la raison que sur le cœur.
Je vais donc parler de l'authenticité culturelle et civilisationnelle de notre pays, de l'impact de la culture grecque et des valeurs du judaïsme, du christianisme, de l'Islam sur la société algérienne.
Je vais illustrer la spiritualité des trois religions monothéistes par les efforts consentis par des personnalités algériennes de confession juive, chrétienne, musulmane pour vivre et répandre ces valeurs dans un cadre qui rapprocher les hommes entre eux tout en les rapprochant de Dieu. Il s'agit du Rabb Ephraim Al Nakawa de Tlemcen, de saint Augustin et de l'Emir Abdelkader.
L'impact de leur message ne peut être que bénéfique pour l'Algérie qui cherche à perpétuer cette ouverture dans un climat de liberté, de tolérance et de fraternité.
L'Algérie, géographiquement parlant, qui fait partie de l'Afrique du Nord, est placée au carrefour des cultures et des civilisations, elle accepte de bonne heure d'entrer en contact avec les autres peuples et de mettre en place un système de coopération basé sur l'emprunt et l'échange. Dans le cadre de cette ouverture et des échanges avec les autres pays, l'Algérien s'est vite adapté au changement et à des remises en cause enrichissantes. Il concevait l'existence de l'âme comme substance éternelle, de l'esprit comme conscience de lui-même indépendant des choses extérieures. C'est la route qui conduit vers l'universel, fondement suprême des religions monothéistes. Il existait donc dans la culture algérienne des prérequis comme la connaissance de soi et du monde, l'approfondissement des notions du bien et du mal, de justice, d'égalité, de liberté que les habitants allaient retrouver dans les religions monothéistes qu'ils adoptèrent facilement.
Pour rappel, les juifs qui se fixèrent en Algérie venaient des horizons géographiques multiples.
La conversion au judaïsme de certains habitants confirme bien l'ouverture du pays à l'échange et la coopération.
En effet, Moïse est cité dans les écrits religieux comme prophète respectueux de la tradition hébraïque, antiesclavagiste, luttant contre l'exploitation de l'homme par l'homme, allié d'un Dieu unique, transcendant, créateur et sauveur du monde. La providence divine pour lui consiste à responsabiliser chaque homme en mettant l'exigence éthique au cœur de la religion.
Nous retrouvons ces valeurs chez les croyants juifs d'Afrique du Nord en particulier parmi les descendants de la famille d'Al Nakawa d'origine amazigh, qui suivit Tank Ibn Ziad lorsqu'il avait envahi l'Espagne en 711.
Natif de Tolède en 1356, il allait quitter cette ville et revenir dans son pays d'origine et se mettre à répandre les valeurs spirituelles qui responsabilisent chaque homme et le mettent à l'abri des dérives. Médecin de profession, modeste, cultivé, il devient vite le serviteur qui met ses compétences au service des autres, sans distinction de race, de langue ou de religion. C'était le bienfaiteur qui soulageait, réconfortait les malheureux qui aspiraient à la paix et à un peu de bonheur.
Au XIVe siècle, régnait à Tlemcen Abou Tachfin 11. Sa fille adoptive tombe malade et les médecins ne purent la guérir. Appelé à son chevet, Ephraïm prescrit quelques remèdes et la princesse retrouve sa santé. Il reste, depuis ce jour, le faiseur de miracles. La population de Tlemcen, en vénérant Ephraïm jusqu'à ce jour, ne voit en lui ni un sale juif, ni un espion, ni un colonisateur, mais un homme qui tendait la main à son prochain, le relevait, le réconfortait en le saluant très chaleureusement. Ephraïm avait mis en pratique la spiritualité puisée du judaïsme. «Tu dois aimer ton prochain car il est comme toi.» L'homme est créé à l'image de Dieu, de là, la nécessité d'accorder à toute personne son dû en privilégiant la dimension de l'amour. Cet amour doit se manifester dans les conduites sociales comme l'aide gratuite, la charité accomplie en secret, absence de ressentiments et surtout respect scrupuleux de l'honneur du prochain. Cet amour présent dans le lévitique s'applique à l'étranger, car étrangers vous étiez au pays d'Egypte. Cette ouverture sur l'autre, cette chaleur exceptionnelle qu'on retrouve dans nos villes et villages, témoigne de l'implantation des valeurs spirituelles dans notre société.
L'Algérie qui a accueilli le judaïsme a accueilli aussi le christianisme. C'est durant la présence romaine en Algérie que cette religion fit son apparition importée de l'Orient, de l'Afrique ou de l'Europe par les premiers chrétiens. Elle se répandit vite grâce à son message de paix, d'amour et de fraternité. Les Romains, contrairement aux habitants, s'opposèrent à son expansion, mais finirent par l'adopter.
Parmi les Algériens qui ont participé activement au rayonnement du christianisme, nous trouvons Augustin de Tagaste, qui porte le nom de l'actuelle Souk Ahras. En effet, Augustin naquit à Tagaste en 354. Il devient après de multiples expériences et sa conversion au christianisme l'un des penseurs le plus connus. Il était à la fois philosophe, polémiste, orateur, mais surtout très attaché aux valeurs spirituelles. Dans sa théorie de l'amour qu'il oppose à l'égoïsme et à l'injustice, il déclare que la vérité est étroitement liée à l'amour qui, à son tour, anime la vérité et éclaire l'amour.
Il distingue deux amours
L'un prompt à servir le bien commun et l'autre prêt à subordonner le bien commun à son propre pouvoir en vue d'une arrogante domination.
L'un tranquille et pacifique et l'autre turbulent et séditieux. L'un préférant la vérité aux louanges des errants et l'autre avide de louanges quelles qu'elles soient.
L'un amical, avide et l'autre envieux.
L'un souhaite à son prochain ce qu'il souhaite à lui-même et l'autre cherche à soumettre son prochain à lui. L'un gouvernant pour l'utilité de son prochain et l'autre gouvernant pour son utilité propre. C'est en méditant la théorie de l'amour d'Augustin que nous découvrons la profondeur du message spirituel qu'il voulait répandre. Une universalité qui dépasse les frontières et le talent d'un éducateur qui pose les jalons pour les hommes de son époque et des siècles à venir pour qu'ils œuvrent pour un monde meilleur. Augustin pose le problème de la création de l'homme pour justifier l'existence de liens spirituels qui visent à rassembler tous les hommes autour des idéaux de paix, de fraternité, de concorde qu'il explique dans le passage suivant :
Dieu a voulu créer les hommes non seulement pour qu'ils aient la même nature commune, mais pour qu'il existe entre eux tous des rapports de fraternité dans l'unité à travers le lien de la paix.
Parlant de la relation entre la religion et l'Etat, il montre la nécessité d'obéir aux lois civiles mais de travailler pour les rapprocher des vertus qui préservent la dignité de l'homme.
Le chrétien, dit-il, n'a aucune attitude de supériorité et de prétention, c'est pour cela que l'idée de la christianisation de l'Etat ne fait absolument par parti de son programme. Il pense que les Chrétiens du 1er siècle furent confrontés au problème de la cohabitation de la religion avec les lois civiles.
L'Etat qui garantit la cohabitation pacifique des citoyens n'a pas besoin de rendre les lois civiles conformes aux lois religieuses. Il doit exister une complicité entre les lois religieuses et les lois civiles pour répandre les idéaux de paix, de justice et d'égalité. En créant une caisse pour la libération des esclaves, en incitant les patrons à respecter leurs employés, Augustin cherchait à éduquer les consciences par les valeurs spirituelles en prêchant le droit à la vie, à la dignité et à l'équité.
Au-delà de cette lutte pour l'édification d'une société plus juste, Augustin, en bon éducateur, adopte la méthode socratique pour aider les gens à découvrir par eux-mêmes le vrai et le faux.
Si nous trouvons quelque chose de vrai, même chez les gens méchants, nous en corrigeons la méchanceté sans violer ce qu'il y a de juste en eux. Ainsi, dans une même personne, nous amendons les erreurs à partir des vérités qu'elle admet en évitant de détruire les choses vraies par la critique des choses fausses.
Se rapprocher des autres en voyant dans chaque homme un homme. C'est un inconnu ? C'est un homme. C'est un adversaire ? C'est un homme. C'est un ami ? Qu'il reste ami. C'est un ennemi ? Qu'il devienne ami.
Nous découvrons après ce tour d'horizon l'impact des valeurs spirituelles du judaïsme et du christianisme sur la vie d'Ephraïm et d'Augustin et à travers eux sur la vie des habitants de l'Afrique du Nord et au-delà de nos frontières sur les autres peuples. Cette spiritualité a contribué à mettre notre ego de côté et à privilégier l'ouverture sur l'autre dans un élan de générosité exceptionnelle. C'est une base suffisamment solide pour permettre à d'autres croyances de se développer ultérieurement en particulier l'Islam, religion jumelle du judaïsme et du christianisme. Le mot Islam signifie «soumission à la volonté de Dieu». Le Coran qui rassemble les messages divins de la révélation se compose de 114 chapitres divisés en versets. Il met en relief les valeurs spirituelles communes aux autres religions.
«Il a prescrit pour vous, en matière de religion ce qu'il a prescrit à Noé, ce que nous t'avons révélé, ainsi que ce que nous avons prescrit à Abraham, à Moïse et à Jésus. Pratiquez la religion et n'en faites pas un objet de division.»
Sourate les Délibérations. Verset 12.
L'arrivée de l'Islam en Algérie s'est faite un peu dans la tourmente, mais les habitants ne tardèrent pas à découvrir ces valeurs au contact des Musulmans sincères qui plaçaient les valeurs spirituelles au-dessus de toute autre considération.
«Le vrai Musulman est celui dont aucun n'a à redouter ni la main ni la langue», rapporte un hadith. «Aucun de vous n'aura vraiment la foi s'il ne désire pas à son prochain ce qu'il désire pour lui-même», rapporte un autre hadith.
L'Algérien découvre dans cette nouvelle religion la dimension spirituelle qui renforce les valeurs acquises au contact des autres cultures. Il se débarrasse de son égoïsme, de son orgueil, de sa convoitise… C'est un nouvel élan vers l'idéal divin qui ne se découvre que par la foi.
Au-delà de cette spiritualité, l'Islam n'impose rien aux habitants qui restent libres de croire ou de ne pas croire. C'est une position qui s'inscrit dans l'esprit démocratique soutenu par des versets coraniques. «Point de contrainte en religion, la vérité est désormais distincte de l'erreur.» Sourate la Vache. Verset 255. «Si Dieu l'avait voulu, l'univers tout entier embrasserait la vraie foi. Voudrais-tu contraindre les hommes à se convertir ?» Sourate Jonas. Verset 98. «S'ils se détournent de toi, sache que tu n'as pas pour mission de veiller à leur bonne tenue, mais seulement à les avertir.» Sourate La délibération. Verset 48.
Dans la sourate la délibération verset 12, Dieu insiste. «Pratiquez la religion et n'en faites pas un sujet de division.»
C'est l'orientation qui ouvre la porte du dialogue, instaure un climat de paix, incite à dépasser ce qui divise les hommes et renforce la concorde et l'amour. Ce message chargé de sens, qui redonne à la spiritualité sa place dans les religions a forgé la personnalité de l'Emir Abdelkader, connu en Algérie pour son opposition à l'occupation de ce pays par la France. Il menait deux combats, disait-il, le grand combat qui s'inscrit dans les valeurs spirituelles et le petit combat qu'il isole dans le combat arme. Dans les poèmes métaphysiques du livre des Haltes, nous découvrons son humanisme et son combat pour libérer l'homme de lui-même en lui montrant le chemin du pardon et de l'amour qu'il met en application dans son exil à Damas en
engageant son autorité morale à protéger les chrétiens menacés par les Druzes durant la révolte de 1860.
Je vais résumer ces poèmes en quelques mots :
«En moi se trouve tout ce qu'espère le genre humain. Le Coran qui rassemble la Torah, l'Evangile et les psaumes. La mosquée où le seigneur fait ses confidences, la synagogue, la cloche et le crucifix, la Kaâba dont on embrasse la pierre…
Cette manière de comprendre le message coranique rend caduque l'idée de rejeter ceux qui ne sont pas comme nous. La vision spirituelle de l'Emir s'inscrit dans ce qu'il appelle l'unicité de l'existence et l'unicité de vision. L'unicité de l'existence signifie qu'il n'y a qu'une réalité constante qui apparaît tantôt comme divinité, tantôt comme créature. L'unicité de vision consiste à ne voir en toute chose que Dieu puisqu'il jouit du regard et des sens divins. En lisant la Bible, les Evangiles et le Coran, avec intelligence et humilité, nous retrouvons les valeurs spirituelles que les envoyés de Dieu sur Terre ont voulu communiquer aux hommes.
Ces valeurs spirituelles ne s'opposent pas à l'évolution de l'homme ni au développement des moyens qui lui assurent une existence paisible, en particulier les sciences et les technologies. L'évolution qui se réalise dans la spiritualité permet à l'homme de comprendre sa dimension d'être mortel, mais aussi la finalité de son existence qui dépasse son horizon matériel. Les religions véhiculent des valeurs spirituelles que nous venons de découvrir dans les textes religieux, mais aussi dans la manière d'être et de faire de nos illustres citoyens. Cela dit, comment expliquer la violence qui se fait au nom de la religion ?
Pour répondre à cette question qui peut faire l'objet d'un autre article et même d'un colloque, je ne peux que me joindre aux avis des penseurs comme Mohamed Ikbal, Madjid Charfi, Mohamed Taîbi et autres. Ces penseurs nous présentent des thèses suffisamment claires et objectives qui nous placent dans un contexte évolutif et nous permet de comprendre partiellement la crise qui secoue certains pays musulmans.
Je me permets de résumer en quelques phrases leurs positions :
– Absence de réflexion sur les problèmes majeurs.
– Refus de débattre des finalités des religions.
– Problématique de la foi des ancêtre vertueux qui véhiculent des traditions considérées comme inviolables, mais qui ne cadrent pas souvent avec l'évolution du monde.
Ils posent le problème de l'ijtihad, soutenu par une logique aristotélicienne qui l'inscrit toujours dans le respect des textes, mais pas dans une perspective qui consiste à chercher comment accorder la conscience religieuse aux grands changements.
La tendance prisonnière de la foi des ancêtres vertueux ne cherche pas à redonner à la spiritualité sa place dans la vie du croyant ou à contourner l'orthodoxie d'un autre temps et à replacer le message religieux dans le contexte historique de la révélation. De même, cette tendance refuse d'admettre le sens du message religieux qui vise la conscience de chaque personne. Elle ne veut pas non plus penser les devoirs religieux pour leur donner le sens de retrait du monde et d'interpellation de soi qui implique inévitablement leur adaptation à l'évolution. T. A.
Conclusion
Je termine par une note optimiste pour notre pays, car la démocratie, qui permet la liberté d'expression, le dialogue et la concertation, doit aider chacun de nous à vivre librement sa foi sans dépendre de personne. Nos trois illustres citoyens, Ephraïm, Augustin et Abdelkader et autres citoyens anonymes, nous laissent un héritage fabuleux qui renforce l'esprit démocratique et permet à l'Algérie de rester un pays ouvert au dialogue des spiritualités.
Bibliographie
– 1 Abdelkader El Djazaïri, Le Livre des haltes traduit par Michel Lagarde, 2000.
– 2 Brown Peter, La vie de St Augustin, éditions du Seuil, Paris, 1962.
– 3 Chouroapio André, Les Juifs de l'Afrique du Nord, Paris, 1952.
– 4 Cresson André, St Augustin, PUF, Paris, 1957.
– 5 Ibn Arabi, Al Foutouhat al makkijvya,
Dar El Kitab, Le Caire, 1952.
– 6 Meyer Abraham, Histoire de la communauté israélite de Tlemcen, Paris, 1902.


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