Au-delà des nombreux arguments (inefficacité du monopole, nécessité de la concurrence, amélioration de l'attractivité du secteur, récupération par l'Etat de ses prérogatives…) qui justifiaient, selon ses promoteurs, la réforme du régime juridique et contractuel des investissements instauré par la loi sur les hydrocarbures de 1986 et les amendements de 1991, la thèse centrale qui sous-tendait la loi sur les hydrocarbures n° 05/07 adoptée en avril 2006 et amendée aussitôt par ordonnance du président de la République du 30 juillet 2006, était que les ressources de pétrole étaient abondantes dans le monde, que la concurrence était vive entre les pays exportateurs, et que, pour défendre sa part de marché, l'Algérie se devait d'améliorer son attractivité, en ouvrant davantage son domaine minier aux investisseurs étrangers(1) Le pétrole aurait perdu donc son rôle stratégique de matière énergétique, limité et non renouvelable ; Il serait devenu une banale marchandise reproductible, subissant comme toutes les autres marchandises reproductibles, les lois «neutres» du marché et de la concurrence, que ce marché serait en mesure d'ajuster automatiquement l'offre et la demande et régler pacifiquement les conflits qui pourraient surgir périodiquement entre producteurs et consommateurs, voire entre pays producteurs eux-mêmes. Exit donc la nationalisation du secteur et le monopole de ses activités . Cette manière de poser le problème nous semblait contre-productive et nous l'avions critiquée en son temps(2). Les événements intervenus depuis ont montré qu'elle s'inscrivait surtout à contre-courant des fondamentaux du marché pétrolier international. La hausse vertigineuse des prix, qui s'est amorcée depuis l'année 2004 – et dont personne ne s'en est réellement offusqué, même l'Opep, bouc émissaire traditionnel dans ces circonstances, s'en sort presque glorifiée ! -, est venue en effet balayer sans ménagements ces certitudes en démontrant, s'il en était besoin, l'incapacité du marché, malgré la très bonne volonté des pays producteurs d'ajuster l'offre à la demande. Elle est venue surtout souligner avec force l'existence d'un déséquilibre structurel durable : l'envolée de la demande face à une offre pétrolière qui se raréfie et se renchérit. Aujourd'hui, le consensus est en effet quasi-unanime : nous vivons une époque de raréfaction de pétrole. : le ratio global réserves sur production (R/P) de cette ressource baisse depuis quelques années, alors même que la production s'essouffle et que les besoins s'envolent. Les progrès techniques (par ailleurs appréciables) et l'effondrement des frontières, notamment de l'ex-URSS, ont donné un moment l'illusion de l'abondance en suscitant l'espoir de développement de zones nouvelles aux ressources potentielles supposées immenses : mer Caspienne, Afrique de l'Ouest, Offshore profond… La désillusion est aujourd'hui à la mesure de l'espoir, particulièrement pour ce qui concerne la mer Caspienne. Au début des années 1990, les réserves situées dans cette région paraissaient constituer une véritable alternative au pétrole du Moyen-Orient. A relire la littérature spécialisée de cette époque, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan allaient émerger comme de nouveaux eldorados. En 2001, sur les vingt-cinq puits forés dans la zone off-shore et on-shore (en mer et sur terre), vingt se sont révélés négatifs. En 2002, les compagnies BP et Statoil se sont retirées des gisements du Kazakhstan, suivies un an plus tard d'autres compagnies. L'optimisme du début des années 1990 a dû céder trop vite la place aux interrogations. Selon de nombreux géologues reconnus mondialement pour leur compétence (C.Campbell et J.Laherrère notamment), une pénurie sérieuse de l'offre de pétrole conventionnel(3) menace désormais les approvisionnements à l'horizon des 15-20 prochaines années et l'hypothèse d'une envolée durable des prix de pétrole et de gaz naturel s'impose comme le plus probable des scénarii. C'est dans ce contexte de doutes, de tensions sur les ressources, de concentrations gigantesques, d'échafaudage de stratégies pour sécuriser, par tous les moyens, les approvisionnements futurs, tous éléments qui concourent à mettre les pays producteurs détenteurs de ces mêmes ressources dans une situation extrêmement favorable, que la loi d'avril 2006 est venue concéder le contrôle majoritaire, et dans certains cas, le contrôle total, des futures découvertes d'hydrocarbures aux opérateurs étrangers, prenant ainsi, sans détour, le contre-pied de ces tendances fondamentales du marché pétrolier international. 1. Les ressources de pétrole conventionnel se raréfient et se renchérissent Sur la scène pétrolière mondiale, des certitudes commencent à émerger. – Du côté de la demande : toutes les analyses s'accordent à souligner que la demande d'énergie est appelée à croître de façon durable et régulière pour accompagner le développement économique. L'ensemble des énergies sera mobilisé, principalement le pétrole brut en vertu de ses commodités et de ses usages captifs, particulièrement dans le transport, et de son caractère quasi irremplaçable dans de nombreux autres usages, pétrochimie notamment ( malgré des politiques agressives de substitution, sa part dans la demande énergétique mondiale s'est stabilisée autour de 52% et son recul a profité d'ailleurs essentiellement au gaz naturel ) mais également le gaz naturel en vertu de ses qualités intrinsèques et de sa disponibilité. L'accélération du rythme des consommations pétrolières observée au cours des cinq dernières années en témoigne. Après une croissance moyenne de 1,54% par an au cours de la période 1992-2002, la demande mondiale de pétrole a progressé de 1,93% en 2003 et de 3,7% en 2004, pour atteindre un record de 82,1 millions barils/jour (mbj) en 2004, puis 83,1 millions de barils/jour en 2005. Au total et en l'espace de 3 ans seulement, les besoins pétroliers ont augmenté de 5,5 millions barils/jour. Ce sont surtout les consommations de la Chine qui ont augmenté de manière encore plus spectaculaire avec un bond de 7,6% en 2003 et de 15,8% en 2004. Plus préoccupant encore, les estimations disponibles, notamment celles de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) – qu' on ne peut soupçonner de pessimisme, ce n'est pas l'intérêt de ses membres – indiquent que la consommation mondiale augmenterait de près de 50% au cours des 20-25 prochaines années, passant de 83,2 mbj en 2005 à 115,4 mbj en 2030. Le Département américain de l'énergie (DOE) est moins optimiste, il annonce, dans son rapport annuel 2005, le chiffre record de 131 mbj en 2025 ! – Du côté de l'offre : la réponse à la montée en puissance des besoins dépend avant tout de l'état des réserves mobilisables et de la fiabilité des chiffres qui circulent à leur propos. Nerf de la guerre de l'industrie pétrolière, la notion de réserves d'hydrocarbures est complexe. D'une façon générale, on peut considérer que les réserves dites «prouvées», qui nous intéressent ici, constituent l'ensemble des ressources disponibles pour couvrir les besoins présents et futurs. Afin d'anticiper la demande, il est indispensable donc de connaître le volume de ces réserves. Très grossièrement, on estime (World Petrleum Congress, 2000) que les réserves prouvées de pétrole (c'est-à-dire celles qui sont géologiquement identifiées, technologiquement exploitables, à un coût économiquement rentable) s'élèvent à 1000 milliards de barils, soit au jour d'aujourd'hui un ratio réserves sur production (R/P) de 35 ans. (Les réserves prouvées de gaz, s'élèvent, elles, à 140 000 milliards de mètres cubes, soit un ratio réserves sur production de 65 ans). Ce ratio n'a cessé de régresser : en 1965, il égalait 60 ans avant de retomber à 46 ans en 1980, puis à 42 ans en 1995. Son évolution reflète bien celle des découvertes : les découvertes ont atteint leur pic mondial en 1965 avec 66 milliards de barils découverts, contre à peine 4 milliards de barils aujourd'hui. La taille des gisements découverts connaît également une courbe de plus en plus décroissante : en 2000, treize gisements contenant plus de 500 millions de barils/jour (soit l'équivalent aujourd'hui d'une semaine de consommation mondiale) ont été découverts contre six en 2001, deux en 2002 et pour la première fois, aucun depuis 2003, en dépit de l'augmentation du rythme des recherches et de la remarquable sophistication des technologies utilisées pour l'exploration et les forages. Il faut souligner à ce stade une remarque très importante : un ratio réserves sur production de 35 ans ne signifie pas que l'on va continuer à produire au même rythme pendant 35 ans, ensuite tomber brutalement à un niveau zéro de la production. Bien au contraire, comme la production de chaque gisement connaît une montée en puissance, une stabilisation (un plateau) et une période plus ou moins longue de déclin, la courbe globale d'offre possible de l'ensemble des gisements dans le monde se présente sous la forme d'une courbe en cloche qui, à un moment donné, fera que l'offre pétrolière mondiale décrochera de la demande mondiale bien avant l'achèvement de la durée de vie supposée (c'est précisément ce que les spécialistes appellent le «pic de production» ou «peak oil»), le calcul arithmétique de la durée de vie qui est la méthode courante (division du volume total des réserves prouvées par le volume de la production annuelle, sans référence à la spécificité du cycle de la production pétrolière, est souvent source de malentendu. C'est justement, ce que prévoient, en précisant parfois les dates, certains organismes et experts indépendants réputés pour le sérieux de leurs analyses et la pertinence de leurs informations. De nombreux géologues estiment que la période de décrochage pourrait se situer entre 2015 et 2020, même avec des estimations «plancher» de l'évolution de la demande pétrolière. 2-La raréfaction des ressources est aggravée par la suspicion sur la fiabilité des estimations connues A l'inquiétude sur le tassement des réserves et le rétrécissement de leur durée de vie s'ajoute d'autres motifs de doute que les spécialistes attribuent à l'opacité des chiffres et des méthodologies d'estimation de ces réserves. Les méthodes d'estimation sont en effet de plus en plus critiquées non seulement par les experts indépendants, mais également par les compagnies pétrolières elles-mêmes, dont certaines, et non des moindres, ont procédé récemment à une révision sensible de leurs propres réserves, ce qui a renforcé les suspicions (qui ne sont pas nouvelles) au sujet du volume réel des réserves. L'exemple illustrant le mieux ces doutes sur la réalité des chiffres est la récente révision, proprement spectaculaire, du volume des ses réserves annoncée par la compagnie Shell. Deuxième compagnie pétrolière mondiale, la Shell a dû reconnaître en janvier 2004 – malgré le fait qu'elle soit cotée en Bourse et soumise donc au contrôle de commissaires aux comptes et d'audit – que ses réserves prouvées étaient surestimées de 25%. Cela a évidemment affecté l'image de la compagnie et, surtout, il lui a valu une avalanche d'actions en justice de la part de ses propres actionnaires qui l'accusent de tromperie. Ces suspicions relatives à la fiabilité des chiffres des réserves ne concernent pas que les compagnies pétrolières. Elles s'étendent également à certains pays de l'OPEP et à d'autres pays producteurs. Pour ce qui concerne tout particulièrement les pays membres de l'OPEP, les interrogations suscitées par les estimations officielles ne datent pas d'aujourd'hui, elles remontent à la deuxième moitié des années 1980. Entre 1985 et 1986, les Emirats arabes unis ont porté l'estimation officielle de leurs réserves de 33,9 à 97,2 milliards de barils, l'Arabie Saoudite a pour sa part augmenté la sienne de 50% en portant ses réserves de 169,6 à 254,9 milliards de barils entre 1987 et 1988, tandis que l'Irak procédait à un doublement de 32 milliards en 1981 à 65 milliards à partir de 1983 (puis à 115 milliards de barils à partir de 2001). Ce surdimensionnement des réserves est intervenu au moment où les pays membres mettaient en place le nouveau mécanisme de régulation de leur propre offre qui reposait sur le plafonnement de la production globale et l'attribution de quotas nationaux de production aux pays membres. Ces quotas ont été fixés en fonction essentiellement des réserves prouvées de chaque pays. Ainsi, entre 1983 et 1988, le volume de ses réserves prouvées estimées par l'OPEP a augmenté de 62%, bondissant de 470 milliards à 761 milliards de barils au 1er janvier 2006. Certaines de ces révisions ont certes été la conséquence de nouvelles découvertes ou de progrès technologiques portant sur l' amélioration des taux de récupération, ou tout simplement de réévaluations des réserves liées à la hausse des prix. D'autres sont restées sujettes à discussion, d'autant plus que la quasi-totalité de ces réserves est détenue par des sociétés publiques peu favorables à l'ouverture de leur domaine minier aux organismes indépendants… Ces organismes indépendants ne se privent pas d'ailleurs d'afficher leurs propres estimations. (A suivre) Notes (1) La loi sur les hydrocarbures de1986 comme les amendements de 1991 ont également ouvert l'amont pétrolier, puis gazier aux investisseurs étrangers, avec cependant deux différences fondamentales : la préservation du monopole de Sonatrach et l'obligation de sa participation majoritaire (51% au minimum) dans toute association avec les partenaires étrangers. (2) Amor Khelif Le nouveau projet de loi sur les hydrocarbures. Les illusions et les réalités. Document dactylographié, 15 mars 2001. Une version écourtée de ce texte a été publiée par le quotidien La Tribune du 10 octobre 2003 (3) Le pétrole conventionnel (ou classique) désigne le pétrole brut qui fait l'objet d'une exploration et d'une exploitation courantes et répondant aux standards courants de rentabilité dans les conditions économiques présentes. Par opposition, le pétrole dit non conventionnel (ou nouveau pétrole) correspond aux pétroles d'accès difficile et à coûts d'exploitation élevés, voire très élevés (50 à 100 dollars par baril), il comprend les huiles lourdes et extra-lourdes, l'offshore profond, le pétrole des zones arctiques, les sables asphaltiques, les scistes bitumineux, etc.