Au siècle d'or, le IXe, le mythe d'origine raconté par Ibn Al Muqaffa' à son maître politique entre dans l'élaboration de plusieurs théories qui, toutes, œuvrent à une patrimonialisation plus ferme de la mémoire de l'humanité et à une plus grande littéralisation de la culture islamique. Leur but : instituer les musulmans héritiers de la mémoire universelle écrite. La culture islamique devait, pour cela, remplir deux conditions, l'une découlant de l'autre. Il fallait qu'elle assumât le rôle d'entreprise de sauvegarde et de récupération de l'héritage humain et, par conséquent, qu'elle parlât le langage non du mythe mais de la raison qui était le seul idiome commun à tous les hommes et compréhensible par tous. Les Arabes et l'universalisme de la science Deux théoriciens prestigieux se sont fait, en particulier, les champions de cette articulation du spécifique la culture islamique à l'universel : Jâhiz (m. 265/868) et Al Kindi (m. 267/870). Ils sont tous deux des contemporains ; et tous les deux sont des rationalistes. Alors que l'un s'est distingué par ses talents de prosateur arabe des plus féconds et des plus marquants, l'autre est devenu le premier véritable philosophe arabe et musulman. En tant que chantres d'un rationalisme et d'un humanisme islamiques, tous les deux ont mis leur travail de légitimation de l'appropriation de la mémoire de l'humanité par la culture islamique sous les auspices du «premier maître», Aristote. Mais chacun l'a fait à sa manière. Dans un ouvrage significativement intitulé le Livre des animaux, Jâhiz s'est employé à habiller d'arguments plus rationnels les énoncés rhétoriques de son illustre prédécesseur (l'un et l'autre sont originaires de Basra). Il attaque son argumentaire par une récusation : les anciens, dénonce-t-il, n'étaient pas les mastodontes qu'Ibn Al Muqaffa', et avec lui les modernes, se plaisent à imaginer. Au nom du naturalisme aristotélicien, il condamne la croyance comme fausse : «Les observations que nous avons faites sur les dimensions des épées des nobles, les fers de lance des cavaliers, les couronnes royales conservées dans la Ka'ba, l'étroitesse de leurs portes» montrent que la «grosseur, l'immensité et la grandeur» des anciens est pure fantaisie ; «c'est aussi ce que démontrent les sarcophages qui leur servaient de sépulture, les portes de leurs tombeaux, leurs silos et la hauteur à laquelle sont placées leurs lampes dans leurs temples, leurs lieux de réunion, leur salles de jeux, par rapport au sommet de leur tête ” (Jâhiz, Kitâb Al Tarbi', 44). Transmis à l'Islam par l'antiquité tardive, le mythe n'a pas eu la destinée qu'il a connue, à partir du XIIe siècle, en Occident latin. Néanmoins, l'argumentation sur laquelle il repose reste tout entière contenue dans les propos de Jâhiz qui, s'il estime que les anciens n'avaient guère de corpulence différente de la nôtre, il pense tout de même qu'ils étaient doués d'un esprit immense. Leur savoir était «vaste». Mais ils n'ont pas tout dit puisque, à leur vaste savoir, «nous avons ajouté le nôtre». Comparé au leur, celui-ci est cependant bien «modeste». Aussi, face à leur grande sagesse, «notre lot de sagesse est [bien] mince». D'ailleurs, sans leur concours, nous n'aurions rien pu ajouter au savoir en général. Tant le lien qui nous lie à lui est fragile : «Si nous devions compter uniquement sur nos propres forces (…), nous aboutirions au résultat suivant : nos connaissances seraient maigres.» Le jugement est implacable : «Sans le dépôt que les Premiers nous ont légué dans leurs œuvres, sans cette admirable sagesse immortalisée dans leurs écrits (…), le préjudice serait grave.» Il n'empêche que, face aux anciens, les modernes (muhdathûn) ne sont pas aussi démunis qu'on pourrait le penser. Hissés sur les montagnes de sciences léguées par leurs prédécesseurs, ils voient plus grand et plus loin qu'eux. Dans cette posture, il n'y a pas que leur horizon de la connaissance qui soit élargi ; il y a également leur «enseignement de la vie» (‘ibrâ). Ainsi prises dans le cycle de leur succession, les générations apprennent à relativiser l'apport de ceux qui précèdent par rapport à ceux qui succèdent. Dans la mesure où elle est transitoire, dans l'axe de la chronologie, la posture de chaque génération porte en elle les limites de sa propre finitude. C'est le propre de l'écoulement du temps que d'entacher le nouveau, au point de le rendre désuet et de métamorphoser l'antériorité jusqu'à en faire son contraire. Les modernes d'aujourd'hui sont appelés à être les anciens de demain. Quand arrive leur tour, sauf à faillir à leur devoir de solidarité générationnelle, ils doivent prêter leur dos à l'ascension des générations suivantes. Alors, commente Jâhiz, «ceux qui viendront après nous tireront profit d'une leçon plus riche» (Jâhiz, Kitâb Al Hayawân, I, 86, trad. L. Souami). Autant dire que, si les anciens sont les artisans des bases fondamentales du savoir, les épigones ont plus à faire que d'attendre que le fruit soit mûr pour le cueillir. Certes le passé est fondateur de vérité, mais le présent est l'édificateur de ses étages. Au lieu d'être une œuvre d'exhumation du passé, un passé recherché pour ses trésors inestimables, comme il est le cas chez Ibn Al Muqaffa', avec Jâhiz, sa recherche procède plus résolument d'une appropriation critique qui, plutôt que d'exclure l'accumulation, l'appelle. Pour la première fois sans doute, un intellectuel d'époque islamique classique pense de manière rigoureuse l'histoire du savoir comme une succession d'avancées. Mais sa conception du progrès scientifique n'est certainement pas celle que nous connaissons depuis les Lumières. Comme pour Ibn Al Muqaffa', l'écrit reste chez Jâhiz le meilleur média de communication entre générations passées et présentes. En lui et par lui, les premières vivent immortelles. Tant il est vrai, comme le dit un poète convoqué pour la circonstance, qu' «il n'est point mort, cet homme-là qui, parmi nous, lègue un patrimoine culturel dont nous profitons après qu'il nous eut quittés» (Jâhiz, Hayawân, I, 96, trad. L. Souami). N'est-ce pas pour satisfaire ce besoin pressant d'être des gens du livre, héritiers d'autres gens du livre, que, à l'initiative de leurs élites politique, administrative, intellectuelle et économique éclairées, les musulmans se sont lancés dans la plus grande entreprise de traduction jamais égalée aux époques prémodernes ? C'est alors que «des ouvrages indiens ont été traduits ; de même des aphorismes des Grecs, des livres d'éthique et de littérature persane». Ces ouvrages, rappelle Jâhiz, ont été, dans le passé, transmis d'une nation à une autre, d'une génération à une autre, d'une langue à une autre et «sont parvenus jusqu'à nous». Ce qui fait de «nous», insiste l'écrivain abbasside, les plus dignes et les plus légitimes héritiers de la sagesse des anciens, étant donné que «nous avons été les derniers à en avoir reçu l'héritage» et que, en outre, «nous en avons fait un objet de réflexion». À l'instar de son illustre contemporain (qu'il semble avoir lu mais qu'il ne cite pas), le philosophe Al Kindi (m. 260/873) en appelle lui aussi avons-nous dit à l'autorité d'Aristote lorsque, à la même époque, il se penche sur la question du rapport du présent des musulmans au passé de l'humanité. Al Kindi le fait dans deux écrits, l'un intitulé Traité sur la philosophie première, l'autre Epître sur le nombre des livres d'Aristote (Al Kindi, Rasâ'il Falsafiyya, Le Caire, 102-104 ; 372-377). Il le fait à l'appui de deux arguments : le premier inscrit, de manière historico-transcendantale, le dévoilement de la vérité dans un mouvement à deux temps, le passé et le présent, mais qui va en s'amplifiant dans un continuum allant des anciens aux modernes ; le second reprend le thème de la parenté qu'il articule à celui de l' «association» entre anciens et modernes. Les deux termes sont ensuite déclinés en termes de rapports de filiation spirituelle entre maître et élève, charnelle entre père et fils. A ces conditions, quiconque cherche la vérité lui incombe un devoir de mémoire. Il se trouve que «parmi les devoirs les plus nécessairement imposés par la vérité», il y a celui-ci : «que nous ne blâmions pas ceux qui sont, pour nous, cause d'utilité, même si cette utilité est de faible importance». Il faut donc que «notre reconnaissance soit immense pour ceux qui ont apporté un peu de vérité et a fortiori pour ceux qui en ont beaucoup apporté». Pourquoi ? Parce qu'ils nous ont fait participer aux résultats de leur réflexion : en nous facilitant l'accès aux solutions des problèmes qu'ils ont résolus, ils nous ont ouvert «les chemins de la vérité». Et si ces gens n'avaient pas existé ? Eh bien, «les vérités premières, que nous avons prises pour point de départ vers les ultimes problèmes les plus cachés, n'auraient pas été rassemblées pour nous». Mais la plupart de ces gens ont d'autres croyances religieuses que les nôtres et certains sont même des païens ? Là encore, «il convient que nous ne rougissions pas de trouver que le vrai est beau, d'acquérir le vrai d'où qu'il vienne, même s'il vient de races éloignées de nous et de nations différentes» (Philosophie première, in R. Rashed et J. Jolivet, Œuvres philosophiques et scientifiques d'Al Kindî, Leyde, 2 vol., 1997-1998, I, 13). Le propos d'Al Kindi fait, ici, écho au célèbre «je suis un homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger» de Térence, l'écrivain latin de comédies du IIe siècle avant notre ère, dont il faut rappeler l'origine carthaginoise. Avec Jâhiz, Al Kindi fait front contre Ibn Al Muqaffa' pour estimer que les anciens n'ont pas d'autre mérite que celui d'avoir existé avant les modernes et de s'être préoccupés avant eux de résoudre les problèmes de vérité. Il n'y a pas de différence fondamentale entre «eux» et «nous» dès lors que, ensemble, nous participons à la découverte de la vérité et à sa transmission. Personne n'est déprécié par la vérité ; «au contraire, la vérité fait honneur à tous». Si par conséquent le savoir se conjugue au passé, il ne le fait qu'en partie. Et, parmi les modernes, Al Kindi dit lui-même y participer en tant que philosophe «désireux de parfaire l'espèce humaine, en quoi réside la vérité». Selon la méthode qu'il met en œuvre, ce travail de mise en lumière consiste à présenter de manière exhaustive ce que les anciens ont dit sur tel ou tel sujet, puis à «compléter leurs dires». Al Kindi le dit sans ambages : la relation qui lie les modernes aux anciens est une relation d' «association». Le constat est là : «Pas un homme seul n'a atteint la vérité, comme elle mérite d'être atteinte.» La tâche est incommensurable mais, grâce à la force de conviction en l'homme qu'elle libère chaque fois qu'elle est remplie, elle se fait créatrice de sens : en rassemblant la petite quantité de vérité atteinte par chacun de ceux qui en ont conquis une part, on parviendrait à mieux réunir une quantité de vérité nécessairement plus grande. (A suivre) – Texte de la conférence prononcé le jeudi 18 janvier 2007 au forum Les Débats d'El Watan sur le thème «Les Arabes et le sens de l'Histoire» – Les intertitres sont de la rédaction L'auteur est historien, directeur d'études à l'Ecoles des hautes études en sciences sociales, Paris