Pour beaucoup, ce qui arrive en Thaïlande n'a rien d'étonnant. Pour preuve, dira-t-on, ce pays a connu depuis 1946, vingt-cinq premiers ministres et vécu sous dix-huit Constitutions. Unique sinon rare dans les annales internationales. Et cela renseigne sur la durée de vie des gouvernements et par conséquence sur l'instabilité qui caractérise ses institutions, encore que d'autres pays connaissent de fréquents changements avec la violence en moins et sans que cela affecte le fonctionnement et le maintien des institutions. Ce qui n'est pas le cas de la Thaïlande, où de violents affrontements font rage. Hier à Bangkok, des manifestants antigouvernementaux se battaient à coups de cocktails molotov et de pavés contre des soldats qui ripostaient en tirant en l'air et en recourant au gaz lacrymogène, faisant au moins 74 blessés. Un bâtiment du ministère de l'éducation et sept autobus ont été incendiés à proximité du siège du gouvernement thaïlandais, lieu du principal rassemblement d'opposants, jusqu'ici épargné par les violences, selon un témoin. Des centaines de militaires, arrivés à bord de camions, ont pris position, en fin d'après-midi, sur une place des environs des bureaux du Premier ministre, où 4000 manifestants étaient rassemblés, a indiqué un officier. Selon ce militaire, l'armée essayait de repousser tous les protestataires éparpillés dans Bangkok « vers un seul lieu afin d'empêcher l'arrivée d'autres manifestants ». Les affrontements ont éclaté quand les protestataires ont notamment foncé à bord d'un autobus sur des soldats qui ont riposté en tirant de puissantes rafales d'armes automatiques au-dessus de la foule. Au moins 74 personnes, manifestants pour la plupart, ont été blessées, dont au moins deux sérieusement, selon les services d'urgence. Plusieurs autobus ont été incendiés et d'épaisses colonnes de fumée noire étaient visibles au-dessus de la ville. L'armée thaïlandaise utilisera « tous les moyens possibles pour rétablir l'ordre », a averti son commandant suprême, Songkitti Jaggabatara, dans une rare allocution télévisée en direct. Le Premier ministre, Abhisit Vejjajiva, a décrété dimanche l'état d'urgence à Bangkok face aux manifestations des « chemises rouges » — surnom des partisans de l'ex-Premier ministre en exil Thaksin Shinawatra — qui depuis des semaines réclament sa démission et des élections anticipées. Contrairement à ce qu'elle avait fait lors des manifestations d'opposants royalistes qui avaient ciblé fin 2008 un gouvernement pro-Thaksin et précipité sa chute, l'armée thaïlandaise, cette fois, n'est pas restée passive contre les protestataires. Elle n'a pas hésité à recourir à des tirs de sommation à balles réelles pour essayer de faire fuir les « chemises rouges ». Les autorités ont renforcé la sécurité dans les ports, aéroports et autres infrastructures majeures, a annoncé le porte-parole du gouvernement. Inévitablement, l'image de ce pays, devenu une grande destination touristique, en est affectée. De nombreux pays étrangers ont conseillé à leurs ressortissants d'éviter Bangkok ou de rester dans leurs hôtels. Plus que cela, et le pays s'en relèvera difficilement, un sommet asiatique avait été annulé samedi à Pattaya, les « chemises rouges » ayant pris d'assaut l'hôtel où il se déroulait, obligeant les dirigeants à fuir par hélicoptère. L'arrestation, dimanche, du leader des protestataires de Pattaya, l'ancien chanteur de pop, Arisman Pongreungrong, a aggravé la situation. Des milliers de « chemises rouges » ont déferlé dans les rues de Bangkok, se massant devant le ministère de l'Intérieur. Ils ont violemment attaqué plusieurs voitures officielles. L'armée s'est alors déployée dans Bangkok. Plus simplement, ce serait une bataille de partisans, chemises rouges contre chemises bleues. Ceux qui soutiennent Thaksin Shinawatra, 59 ans, ancien homme fort de la Thaïlande renversé par des généraux royalistes en 2006, qui s'est enfui à l'étranger pour échapper à une condamnation pour corruption. Contre ceux d'Abhisit Vejjajiva, 44 ans devenu Premier ministre le 15 décembre à la faveur d'un renversement d'alliance parlementaire, après des manifestations royalistes qui avaient précipité la chute d'un gouvernement pro-Thaksin. C'est simple, mais aussi compliqué. C'est un véritable imbroglio.