Le délit d'immigration clandestine, sévèrement sanctionné par les pays de la rive nord de la Méditerranée, a pour pendant symétrique le délit de « sortie irrégulière du territoire » que les pays de la rive sud répriment de leur côté depuis cinq ans environ. Cette infraction récemment introduite dans l'arsenal répressif des pays du Maghreb est une innovation malheureuse et regrettable ; on ne lui connaît pas de précédent, sauf dans certains Etats autoritaires qui avaient fait de leur pays de véritables camps retranchés d'où nul ne pouvait sortir sans autorisation. Or l'histoire grimace parfois : les pays de l'Europe occidentale, après avoir bruyamment applaudi à la chute du mur de Berlin, ont construit face aux peuples du sud de la Méditerranée et seulement eux le « mur de Schengen », invisible – sauf du côté de Ceuta et Mellila, où il est en plus barbelé et électrifié – mais bien réel ! Et les autorités de ces pays du Sud ont dû, à leur corps défendant semble-t-il, prêter main forte pour rendre ce mur infranchissable : patrouilles, contrôles, interpellations et refoulements s'y pratiquent. Pour le reste, on s'en est remis à la Méditerranée, jadis « berceau des civilisations », et aujourd'hui lieu de mort, où périssent régulièrement des centaines de jeunes Africains, Algériens, Marocains, Tunisiens et autres « X », harraga non identifiés. Fin mars dernier, alors que le printemps renaissait, les médias du monde entier ont annoncé qu'une vingtaine de personnes se sont noyées et environ 300 avaient disparu en mer, entre la Libye et l'Italie. Comme d'habitude, peu de corps seront retrouvés et repêchés ; très peu seront « rapatriés » et quelques-uns incinérés. C'est ainsi que les choses se passent depuis au moins une décennie et même si les chiffres que les médias publient sont à quelques dizaines près contestables, ils n'en sont pas moins effrayants. Quant aux harraga survivants de la traversée, tout le monde sait qu'ils sont systématiquement traqués, arrêtés, expulsés ou jugés puis emprisonnés. Les rares rescapés de la noyade et des tribunaux n'en sont pas pour autant quittes : clandestins, ils sont condamnés à vivre avec la peur au ventre ; la police des étrangers est en permanence sur le qui-vive ; elle est à l'œuvre sans aucun état d'âme ; comme on dit : « La loi, c'est la loi ! » On rappellera que c'est le Maroc qui, le premier, a créé par une loi du 11 novembre 2003, le délit de « sortie irrégulière du territoire ». La Tunisie a suivi en adoptant à son tour une loi du 03 février 2004 incriminant et sanctionnant cette même infraction que les Maghrébins appellent désormais la « harga ». L'Algérie a emboîté le pas récemment. Jusque-là, les harraga capturés ou repêchés en mer par nos gardes-côtes étaient poursuivis sur la base de certaines dispositions pénales du code maritime, interprétées par analogie et de manière extensive ; mais ce faisant, nos tribunaux méconnaissaient une règle essentielle du droit pénal, celle de l'interprétation « stricte » ou « restrictive » des lois de fond. Cette règle est le corollaire du principe de la légalité de la répression, lequel principe est inscrit, il n'est pas inutile de le rappeler dans la Constitution. Une telle « jurisprudence » ne pouvait longtemps tenir la route, d'où, paraît-il, l'adoption d'une loi « ad hoc »… Or, en droit, on n'incrimine et réprime un comportement que quand il nuit et porte préjudice à autrui ou procure à celui qui l'a commis un profit illicite, porte atteinte à l'ordre public, viole un droit ou une liberté, est dangereux pour autrui ou quand l'acte commis est anti-social… D'où cette série de questions que se pose tout le monde à propos de ces lois adoptées : en quoi le fait pour un individu d'aller à l'étranger nuit à ses compatriotes ? En quoi le profit tiré par le harraga qui réussit son coup serait-il illicite ou immoral ? A quel ordre public porte-t-il atteinte et de quel ordre public parle-t-on ? Quel droit et quelle liberté viole-t-il ? Pour qui et pourquoi est-il dangereux ? Depuis quand serait-il antisocial pour un Maghrébin d'aller chercher du travail là où il a des chances d'en trouver ? Y a-t-il une intention criminelle et laquelle ? Comment justifier une condamnation à une amende qui peut atteindre, croit-on savoir, 60 000 DA quand le condamné, n'ayant plus rien pour subvenir à ses besoins et à ceux des siens, cherche à cause de cela précisément à quitter son pays ? On ne sait rien des « exposés des motifs » accompagnant ces nouvelles lois. On ne se hasardera pas à conjecturer sur les raisons qui poussent les gens à se faire harraga. Chômage, crise du logement, malvie, esprit d'aventure, panurgisme ? On comprend bien que la liste est longue. On observera simplement qu'en Europe, on n'ergote pas, on classe l'« immigration » en deux grands groupes : d'une part, l'immigration « économique » et, d'autre part, « les demandeurs d'asile ». C'est clair, net et précis. En conséquence, ils ont renforcé la police des étrangers, durci la législation, créé des centres de rétention, curieux euphémisme et instruit les parquets, les juges et les fonctionnaires qui distribuent mandats de dépôt, condamnations et expulsions. L'émigration clandestine, qui bien évidemment a pris des proportions inquiétantes, mériterait qu'on lui consacre quelques travaux d'étude et de recherche, privilégiant une approche plus « humaniste, sociale, économique et culturelle ». Il est clair que ce phénomène est lié à la situation économique, sociale, culturelle et, de manière plus générale, à une perte des valeurs, à une absence de repères, à un manque de confiance en soi et envers les autres, au désarroi devant les difficultés persistantes de la vie et à un sentiment d'inquiétude au regard de l'avenir. Ce phénomène, qu'on le qualifie de délinquance ou non, n'est pas sans cause. C'est cette réalité qu'il faut saisir et c'est sa cause ou ses causes qu'il faut traiter. Le seul traitement pénal de ce phénomène n'aura pas plus d'effet qu'un sparadrap sur une hémorragie artérielle ou un cautère sur une jambe de bois. Plus grave encore, il oblige l'institution judiciaire à jouer un rôle qui, moralement et logiquement, n'est pas le sien. D'où, au demeurant, le malaise très perceptible chez les autorités quand elles tentent de justifier et d'expliquer à l'opinion publique le sens et la portée de la loi pénale adoptée pour réprimer les harraga qui veulent tenter leur chance ailleurs. Les condamnations prononcées dans ces affaires par nos tribunaux n'ont pas le même sens pour lesdites autorités, pour les juges qui les prononcent, pour les condamnés qui les subissent et pour le public. Le juge « obéit » à la loi, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Le condamné se sait innocent et s'il est condamné, c'est « la faute à pas de chance » ! Et le public en a bien sûr une autre perception peu valorisante, tant pour le législateur que pour le juge ! C'est qu'en effet la loi n'est vraiment loi que si elle est conforme au droit, il ne faut jamais l'oublier. Il ne suffit pas en effet qu'un texte soit voté par le Parlement pour être une « loi », il faut encore que ce texte soit conforme aux principes fondamentaux du droit. Et que dire de ces fetwas qui auraient assimilé les harraga à des suicidaires ? Ira-t-on jusqu'à priver les noyés de la prière des morts et de sépultures dignes de ce nom ? Selon cette logique, les harraga survivants seraient envoyés par les juges en prison et les harraga noyés destinés par les imams à l'enfer. Quelle étrange répartition des rôles et c'est vraiment triste d'en arriver là ! Mais l'histoire de l'humanité est pleine de cas où la répression, même faite dans les formes légales les plus strictes, n'est en vérité qu'une façon d'escamoter les vrais problèmes et d'occulter les enjeux.