Bien conservée en dépit de ses 66 ans, Jane Fonda, l'actrice américaine, reste très sensible aux questions des droits des femmes. Ce côté féministe, elle l'a découvert lorsqu'elle a décidé de rompre avec son troisième mari, Ted Turner (patron de CNN). Depuis, elle s'est engagée dans des actions en direction des femmes, notamment africaines. Dans cet entretien qu'elle nous a accordé en marge de la rencontre des femmes journalistes à Londres, elle nous a parlé de son combat contre la guerre au Vietnam et en Irak, mais également contre l'esprit de la famille patriarcale. Qu'est-ce qui vous a poussée à être une féministe aussi engagée ? Dans les rôles que j'ai joués au cinéma, j'étais très féministe. Je l'étais publiquement, socialement et professionnellement. Mais uniquement à l'intérieur de mon cœur et en dehors des portes de ma vie privée. Pendant très longtemps, j'ai vécu dans une famille patriarcale. J'étais invisible devant mes époux jusqu'à mes soixante ans. En fait, j'étais convaincue que sans un homme je ne valais rien, je n'existais pas. Tout le monde croyait que j'étais forte, mais devant un homme je n'étais rien. C'était cela mon sentiment profond et on me l'a de tout temps inculqué. Dans ce genre de situation, il est impossible pour une femme d'être féministe. J'avais tout le temps peur de perdre mon mari. Est-ce dû à votre éducation ? Une jeune fille n'est jamais parfaitement élevée. On ne lui apprend pas à être acceptée telle qu'elle est, mais plutôt ce qui lui manque pour être bien. Etre parfaite n'a pas d'importance parce qu'il n'y a que les dieux qui le sont. Les êtres humains ont besoin d'être complets. Moi j'ai été élevée de façon à être parfaite. Parce que dans ma famille, si une jeune fille n'est pas parfaite, elle ne peut pas être aimée par un homme. C'était la hantise avec laquelle j'ai toujours vécu. Je croyais profondément qu'il fallait que je fasse tout ce que l'homme désirait. Autrement, il n'y aurait pas d'amour dans ma vie. Mon père et ma mère ne m'ont jamais appris autre chose que cela. Y a-t-il eu un événement particulier dans votre vie qui vous a fait basculer vers le combat pour les droits des femmes ? J'ai compris depuis très longtemps, bien sûr théoriquement, que c'était essentiel et même vital qu'il y ait une égalité entre les hommes et les femmes. Mais je n'ai jamais plongé dans les profondeurs de cette conviction. J'ai aidé et soutenu le combat des autres femmes pour le droit à des salaires égaux et à du travail au même titre que les hommes. Mais lorsque j'ai bouclé mes 60 ans, j'ai réalisé que j'avais atteint le troisième acte de ma vie. Le premier est la phase de ma jeunesse jusqu'à 30 ans, suivi du second acte et qui s'étend de 30 à 60 ans. Au-delà, c'est le troisième acte. Pour moi, il est très important, parce qu'il me rapproche de la mort. Non pas parce que j'ai peur de la mort, mais parce que j'avais peur d'arriver à la fin de ma vie avec des regrets. Pourquoi n'ai-je pas fait ceci ? Pourquoi n'ai-je pas réalisé cela ? Pourquoi n'ai-je pas essayé d'avoir de vrais rapports avec un homme ? Des rapports complets où je pouvais porter ma voix sans avoir à chaque fois à me cacher. J'étais mariée à un homme formidable que j'ai beaucoup aimé pendant dix ans. C'était Ted Turner. Je croyais que c'était avec lui que je pouvais avoir des rapports complets. Et j'ai décidé de lui dire qui j'étais et ce que je voulais. Quand je suis arrivée devant lui et que je me suis enfin exprimé, il est parti. Il s'est enfui. Je vais bien maintenant parce que je sais que le vrai mariage est une harmonie entre deux êtres qui se complètent sans que l'un des deux en soit lésé. Quelque chose doit exister entre un homme et une femme. Quelque chose qui pénètre profondément et simultanément dans le corps et dans l'âme des deux sans aucune distinction. C'est après le mariage que le féminisme est rentré dans mon âme. Je n'avais plus besoin de tricher et de mentir. C'est à la fin de mon mariage avec Ted Turner que j'ai découvert le vrai combat féministe. Ne croyez-vous pas que ce mouvement est en déclin ? A mon avis, le féminisme c'est ce que Dieu voulait originalement, c'est-à-dire un équilibre total entre l'homme et la femme. Avec les qualités d'un homme chez une femme et celles d'une femme chez un homme pour créer cet équilibre qui existe partout dans la nature. Le féminisme n'est pas lié au genre. Il n'est pas aussi le fait d'être un homme ou une femme. Il a toujours existé, mais avec le développement des nations, les hommes, à mon avis, avaient besoin de se sentir forts et dominants à l'égard des femmes. Ce ne sont pas des situations normales ou naturelles. Elles ne sont pas le fait de Dieu aussi. Donc, il est tout à fait légitime qu'il y ait des réactions opposées pour rétablir la réalité. Le féminisme n'est pas une mode d'un temps ou d'une période. Il a connu son apogée durant les années 1960 et 1970 et, depuis, il y a eu tellement de progrès dans ce domaine qu'il s'est essoufflé. Il y a eu un relâchement visible ces dernières années. Mais dans le cœur de millions de femmes et d'hommes, cet équilibre tant recherché est toujours désiré. Y a-t-il une femme qui vous a le plus marquée dans votre vie ? Ma mère... Ma mère a été violée alors qu'elle n'avait que 8 ans. Il faut comprendre ce que veut dire un viol. Il ne s'agit pas uniquement d'une violation physique. C'est un viol de l'état psychique de la personne. Ce sont plusieurs niveaux de violations qui vont marquer à tout jamais une femme. Cela a été le cas pour ma mère qui a fini par se suicider à l'âge de 40 ans. J'ai vu aussi beaucoup de jeunes filles traumatisées par ces viols. Il est très difficile de revenir à la vie après de telles violences qui malheureusement sont répandues dans le monde. Les femmes représentent la majorité de l'humanité. Les violences réduisent les possibilités d'existence des êtres humains. Quel est le pays que vous avez visité et où la violence à l'égard des femmes vous a le plus frappée ? J'ai passé deux semaines en Egypte, et c'est là surtout que j'ai été mise face à face avec les conditions de vie les plus infernales. J'ai vu des petites filles non éduquées, mariées très jeunes à des vieux. Elles deviennent des esclaves dans leurs maisons. Elles font beaucoup d'enfants en dépit de leur jeune âge. Mais j'ai vu aussi des chrétiens coptes tenter de faire changer ces situations en apprenant aux filles à lire et à écrire et, de ce fait, elles arrivent à gagner de l'argent pour être indépendantes et choisir elles-mêmes leur destinée. Ces filles faisaient le tri après la collecte des ordures. Elles séparaient le papier, le plastique et le métal et gagnaient en contrepartie quelque chose comme 70 dollars. C'est une somme dérisoire, mais reste importante pour qu'elles se sentent utiles et importantes dans leur famille. Tout change dans leur vie. Elles commencent même à vouloir apprendre à lire et à écrire et refusent d'être mariées très jeunes. Vous avez déclaré lors du séminaire sur les violences à l'égard des femmes que le cinéma et la publicité peuvent contribuer à la lutte contre ce fléau. N'est-ce pas dans le monde du cinéma où la femme est transformée en objet de commerce et donc de violences ? Les actrices ont beaucoup plus d'avantages aux Etats-Unis par rapport au reste du monde. Elles sont traitées comme les hommes et peuvent gagner beaucoup d'argent dans le domaine du cinéma. La bataille des femmes dans le cinéma américain est beaucoup plus invisible et subtile. Ce qui rend cette lutte plus difficile. Pour beaucoup, le mouvement féminin est une distraction. Il y a deux ans, j'étais au Nigeria pour faire un film sur les conditions de vie des jeunes filles. Dans ce pays très conservateur, j'ai constaté que les femmes vivent une situation très difficile. Personne n'a pu expliquer pourquoi ces violences à l'égard des femmes. Les mères ne trouvent pas de travail, elles envoient leurs filles, qui n'ont reçu aucune éducation, vendre les oranges pour faire nourrir la famille. Mais si ces filles avaient été instruites, elles auraient refusé de monter dans les maisons des clients pour être violées en leur disant : venez acheter les fruits ici dans la rue et non pas chez vous. Le film que nous avons fait est très émouvant et montre toutes les facettes de ce drame. Dans le nord musulman du Nigeria, il y a eu des programmes de microentreprises, généralement de petits métiers, destinés aux femmes et financés par des privés. Ils ont donné de très bons résultats. Durant les années 1970-1980, il y avait un mouvement national de femmes nigérianes qui pendant dix ans a courageusement occupé la scène médiatique et politique en revendiquant plus de droits pour les femmes. Mais lorsque celles-ci rentraient chez elles, derrière les portes de leurs maisons, rien n'a changé pour elles. Elles restent les esclaves de leurs époux. Tout comme moi quand je retrouvais mon mari à la maison. Je perdais mon âme de féministe. Elles ont donc décidé d'inculquer ce féminisme aux petites filles afin qu'elles grandissent avec ce sentiment qui leur évitera, une fois adultes, de subir les affres de la famille patriarcale. J'ai participé à ce programme il y a quatre ans. C'était durant la première conférence mondiale sous l'égide de l'ONU axée sur le genre. Les participants étaient tous d'accord sur le fait que pour lutter contre la pauvreté, il fallait d'abord prendre en compte la situation des femmes. Tout progrès ne peut être garanti sans la participation des femmes. Cinq ans après les résultats que nous avions eus, les fondamentalistes chrétiens, catholiques et musulmans se sont entendus pour écraser davantage les droits des femmes. Lorsque le film que j'ai réalisé sur le Nigéria a été projeté devant les délégués de l'ONU, Kofi Annan, secrétaire général, a été très ému. Je peux dire que j'ai gagné ce que j'ai pu arracher quatre années plus tôt. Mais il est vrai que le mouvement féminin dans le monde, notamment aux Etats-Unis, est beaucoup moins offensif qu'il y a cinq ans. Pourquoi selon vous ? Parce que les dernières élections dans mon pays ont ramené les fondamentalistes au pouvoir. Avec l'Administration de Clinton, les fondamentalistes existaient, mais étaient moins puissants et n'occupaient pas les postes sensibles de l'Etat. Avec Bush, ils se sont renforcés pour prendre le maximum de pouvoir et neutraliser toute contestation, notamment depuis la guerre contre l'Irak. Ils sont politiquement, économiquement et surtout médiatiquement puissants. La guerre contre l'Irak est un sujet que l'Américain moyen refuse. Il préfère ne pas l'aborder. Je sais aussi que la situation des femmes en Irak est catastrophique. Elles sont kidnappées, violées, soumises au port forcé du voile et interdites de travailler ou d'aller à l'école. Elles souffrent terriblement sans que des voix s'élèvent contre leur douleur. Personne ne portait dans son cœur Saddam, mais aujourd'hui il y a beaucoup de femmes qui regrettent la sécurité sous son régime et ne rêvent que de l'exil. Ce que les Américains ont fait là-bas fait honte. La guerre a été travestie. Nous sommes face à cette même chose qui nous a plongés dans « le merdier » du Vietnam. A cette époque-là, il y avait une forte contestation contre cette guerre. Pourquoi aujourd'hui l'opinion américaine reste-t-elle silencieuse ? Avant l'invasion de l'Irak, il y avait au sein du gouvernement un mouvement de gauche très actif contre la guerre et qui attirait à chaque fois l'attention sur les méfaits d'une telle action. Mai les contre-attaques étaient tellement fortes, avec des capacités de nuisance tellement importantes, que ce mouvement a fini par mettre de l'eau dans son vin. Dans les médias, ils les menaçaient, par exemple, de subir le sort de Jane Fonda, qui n'a eu aucune récompense à cause de ses prises de position contre la guerre du Vietnam. Or, c'était faux puisque j'ai reçu deux Oscars après cette guerre. En fait, une fois les soldats en Irak, les Américains avaient peur de les critiquer ou d'exprimer toute forme de colère contre eux. Ils n'ont pas de courage ou peut-être les moyens d'expliquer les conséquences de la guerre. Aujourd'hui, l'établissement libéral reconnaît que la guerre est une mauvaise chose, mais il dit : puisque nous sommes là-bas sur place, nous restons et nous terminons ce que nous avons commencé. Le retour du mouvement contre la guerre est difficile maintenant, car les fondamentalistes américains, notamment de la droite, ont accaparé les médias et aussi les cercles financiers les plus puissants. Ils contrôlent tout, y compris l'Administration. A travers votre carrière d'actrice et de militante des droits des femmes, avez-vous connu l'Algérie ? J'habitais Paris durant la guerre d'Algérie. Je vivais avec un soldat français qui, à chaque fois qu'il revenait de votre pays, me racontait plein de choses sur la torture que subissaient les prisonniers algériens. Ce sont des histoires qui m'horrifiaient tant elles étaient cruelles et violentes. Lui-même en était choqué. Cela me faisait énormément de peine aussi. J'ai eu aussi l'occasion de voir le film La Bataille d'Alger qui m'a beaucoup impressionnée. A travers le film, j'ai senti que la guerre d'Algérie était une révolution historique. Malheureusement, je n'ai pas encore visité votre pays. Je connais le Maroc, mais pas l'Algérie. Si un jour j'ai l'occasion de venir, je ne la raterai pas.