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Entre contrefaçon, contrebande et addiction
Publié dans El Watan le 23 - 12 - 2007


LA CONTREBANDE :
PRINCIPES GéNéRAUX
Dans la même continuité thématique et la même cohérence problématique, nous allons aborder sommairement le problème de la contrebande, dont la désignation générique dérive étymologiquement de l'italien «contrabbando» qui veut dire «contre le ban». Ce dernier terme désigne aussi bien une proclamation ou une interdiction officielle, qu'un honneur solennel ou, à l'inverse, une mesure d'exil ou de bannissement. Ainsi, l'expression précitée signifie, à la fois, transgresser ou contrevenir à une interdiction officielle, et déchoir en un état de rupture avec la société, confinant ainsi à une stigmatisation infamante. Depuis, l'usage a prévalu de désigner par contrebande, l'introduction clandestine et le commerce illégal dans un pays, de marchandises généralement prohibées ou pour lesquelles les droits de douane n'ont pas été acquittés, comme les alcools, les tabacs, les parfums, les métaux précieux, etc. Ainsi, en fonction des époques et des cultures, la figure du contrebandier connut diverses fortunes. D'abord, celle d'un aventurier téméraire bravant tous les dangers et forçant tous les blocus, pour se jouer d'un ordre inique, en faisant une espèce de héros de légende des siècles passés. Pour incarner ensuite celle du mal des temps modernes, en l'occurrence un personnage véreux et peu recommandable, dénué de scrupules et en proie à de sordides appétits, au même titre que les autres prédateurs et vampires sociaux.
En Algérie, un phénomène dérivé de la contrebande et qui en représente une forme de substitution localement adaptée est le trabendo qui n'en finit pas de se généraliser et qui est en passe de s'imposer comme une véritable institution parallèle. La désignation générique, bien que de consonance hispanique, est au même titre que la pratique elle-même, en fait une invention nationale. Dépendant de l'importation clandestine, il a pu prospérer localement outre mesure et a encore, vraisemblablement, de beaux jours devant lui. Quoi qu'il en soit, le trabendo, en tant que pratique, repose sur les critères suivants :
– 1- Le caractère licite de la fraude fiscale, érigée en principe de gestion.
– 2- Le recours à des circuits clandestins d'approvisionnement et d'écoulement.
– 3- L'absence d'une comptabilité transparente et l'évitement du recours à des procédés d'encaissement ou de paiement de type bancaire, a fortiori étatique, en d'autres termes, primauté au paiement en liquide, de main à main,
– 4- Une régulation du marché soumise entièrement à la loi de l'offre et de la demande, du marchandage et du consentement mutuel (compromis de vente officieux) avec prégnance de la parole donnée.
– 5- Le mépris et l'évitement systématique de la production nationale.
– 6- Le recours privilégié à la contrefaçon (le produit dit «Taiwan»).
– 7- L'absence d'engagement de garantie et de service après-vente.
Le trabendo n'est pas seulement une pratique avec ses réseaux et ses rouages, ses complicités à tous les niveaux, qui est en train d'infiltrer l'économie nationale, mais il repose en outre sur un système de valeurs qui, pour l'essentiel, s'appuie sur les assertions suivantes :
– 1- La désaffection de l'Etat et de la chose publique.
– 2- Le refus de l'autorité et la remise en question de l'ordre social établi.
– 3- Le primat de l'individualisme sur l'esprit communautaire.
– 4- Le parti pris délibéré de transgression systématique des dispositions légales et réglementaires en vigueur.
– 5- La primauté du spéculatif et du mercantile sur le productif, qu'il s'agisse de production de bien ou de prestation de service.
– 6- L'attrait du gain facile.
– 7- La disqualification des valeurs, mérites et compétences nationales.
– 8- La négation des attentes du prochain et la minoration des droits de l'usager.
Cela peut aller du trabendo de certains petits artisans-réparateurs ou du moins qui s'improvisent comme tels car la plupart du temps sans réelle qualification, qui se caractérise par une piètre qualité du travail, sans garantie aucune, avec surfacturation quand il n'y a pas vol de pièces d'origine et substitution d'autres, contrefaites, jusqu'à celui des passeurs de cabas d'effets vestimentaires qui alimentent le marché noir généralisé à toutes les agglomérations urbaines et même rurales. Et cela finit dans le trabendo des «passeurs de containers», dans ce qui est si bien nommé «import-import», ainsi qu'il en est fait état communément et régulièrement dans la presse. Le trabendo du médicament qui procède de cette même logique de l'économie informelle et souterraine peut revêtir tous les aspects précités, depuis l'improvisation artisanale des premiers jusqu'au professionnalisme méthodique des seconds. Quand il se contente d'introduire clandestinement des médicaments conformes, la fraude se limite à l'infraction fiscale et l'atteinte à la légalité commerciale, quand en sus les produits sont contrefaits, elle se double d'escroquerie et d'atteinte à la sécurité, et menace directement la santé du citoyen.
III- LES EFFETS PERVERS LATéRAUX
DES PSYCHOTROPES
Les psychotropes sont des médicaments qui se prêtent le mieux aux abus d'utilisation, du fait précisément de leur action privilégiée sur le psychisme. Ils se définissent selon Delay par leur tropisme psychologique, c'est-à-dire «leur capacité de modifier l'activité mentale, sans préjuger du type de cette modification». Et de fait, ces dernières années ont vu une augmentation de leur consommation qui préoccupe sérieusement les milieux scientifiques, relayés par les médias qui ont entretenu controverses et polémiques à ce sujet. Tous ont dénoncé l'extension abusive de la prescription de psychotropes et l'usage immodéré qui en est fait. D'aucuns vont même jusqu'à poser la question de leur interdiction pure et simple, du moins celle de leur contrôle et de la limitation de leur usage.
Dire que l'usage des psychotropes s'est amplifié et généralisé dans notre pays de manière inquiétante, au point non seulement de constituer un problème de santé publique, mais également un fléau social qui interpelle toute la communauté médicale, la société civile et l'Etat, devient un truisme, un lieu commun. Cela découle d'abord de leurs propriétés pharmacologiques particulières qui expliquent leur tropisme psychologique, à l'origine de la modification de l'activité mentale et de ses effets subjectifs tels que l'éprouvé émotionnel et affectif de bien-être et d'euphorie, la stimulation des processus de représentation et l'exaltation de toutes les formes de sensibilité sensorielle, etc. Cela découle également d'un contexte culturel historiquement déterminé, auquel s'ajoute la problématique sociale d'accompagnement et les concomitants socio-existentiels qui en dérivent, tels que la délinquance, la prostitution et autres déviances sociales, et cela du fait de la désinhibition instinctivo-affective qui en représente un des effets les plus constants et communs.
Ce n'est que lorsqu'ils sont détournés de leur finalité strictement médicale, de leurs objectifs purement thérapeutiques et qu'ils sont utilisés dans un but hédonique, que ce soit la procuration du plaisir ou l'évitement du déplaisir du manque et de la privation, de manière abusive, anarchique et incontrôlée, qu'ils déterminent une conduite compulsive de consommation, de nature addictive, pouvant s'accompagner d'une tolérance de l'organisme, à l'origine d'un comportement d'escalade. Dans notre pays, le problème d'abus de psychotropes concerne essentiellement les sédatifs, hypnotiques et anxiolytiques, au premier chef les benzodiazepiniques, ainsi que certains anticholinergiques tels que le trihéxyphénidyle, qui recèlent un authentique potentiel toxicomanogène, au même titre que le cannabis pratiquement. L'abus de ces produits peut être considéré comme un véritable problème de santé publique, étant donné sa prévalence sans cesse croissante et ses multiples complications médicales, implications médico-légales et répercussions sociales.
A cet effet, l'adolescence représente une période particulièrement critique et vulnérable de la vie de l'individu. Etape charnière particulièrement cruciale qui marque le passage de l'enfance à la vie adulte, elle est marquée par l'affirmation d'un besoin d'appartenance et de reconnaissance par le groupe social, l'identification à des imagos idéalisés et survalorisés, ainsi que le désir de réalisation de soi et d'accomplissement. C'est dans cette atmosphère trouble, conflictuelle, voire traumatique, que l'adolescent à l'identité encore mal assurée, face aux contraintes et frustrations de toutes sortes, en proie au vertige existentiel et livré à d'obscures exigences pulsionnelles, oscille constamment entre la quête d'absolu et d'idéal et la tentation de la déviance sociale, avec conduites délinquantielles, suicidaires et addictives. La rencontre avec le produit étant alors inévitable et la susceptibilité individuelle faisant le reste, il risquera de s'enliser dans la spirale infernale de la pharmaco-dépendance. Et cela d'autant plus facilement que le plaisir, la nouveauté et l'abrasion de la douleur, qui sont recherchés dans le toxique, servent à colmater, pour un temps, faille narcissique et souffrance mentale.
D'autre part, l'échec des institutions ayant en charge la socialisation et la faillite du système de régulation sociale, sur fond de conflit de générations, va attiser la révolte contre l'autorité et les initiatives de transgression des interdits sociaux, ouvrant la voie au passage à l'acte qui permet de canaliser l'impulsivité et d'amener une détente psychique. A fortiori, quand s'y adjoint une organisation pathologique de la personnalité ou un désordre psychopathologique caractérisé et avéré.
Même si une détermination génétique à l'origine de la susceptibilité individuelle aux substances psychoactives (la vulnérabilité restant psychologique) a pu être à juste titre évoquée et semble même être actuellement établie, il n'existe pas pour autant de fatalité biologique, dans la mesure où la causalité à l'œuvre, loin d'être linéaire, est plutôt de type multifactoriel, impliquant des facteurs méso-sociologiques, pouvant donner prise à l'action psychologique et sociale.
En règle générale, toutes les étapes charnières de l'existence qui constituent autant de périodes de rupture existentielle, comme l'adolescence ou la ménopause, ou bien les événements de vie stressants (les «life-évents») comme le deuil, la retraite, la transplantation culturelle, l'isolement social et l'exclusion scolaire, a fortiori quand elles sont compliquées par des bouleversements sociaux ou de crises économiques qui rendent caducs les repères sociaux habituels ou les référents culturels traditionnels, aggravent cette vulnérabilité psychologique. A ce propos, une mention spéciale doit être accordée à l'effet d'entrainement par le groupe dans l'initiation et la répétition de la prise de toxiques, a fortiori quand celui-ci est dépositaire de pseudo-valeurs d'une sous-culture marginale qui exhorte à la transgression des modes d'usage socialement validés, de ces produits. D'autre part, de tous les facteurs sociaux d'exposition à la substance pharmaco-active, il faudra insister sur la disponibilité et l'accessibilité du produit, ainsi que le relâchement des mesures de contrôle social, ou à l'inverse de leur répressivité extrême. De même, face aux mutations sociales telles que l'industrialisation et l'urbanisation massives, rapides et anarchiques, l'individu, notamment celui qui est en état de vulnérabilité psychologique, dans son effort d'ajustement social, éprouve de plus en plus de difficultés à réaliser son adaptation au changement et peut alors verser facilement dans les conduites addictives. A cet effet, un lien a été établi entre d'un côté la surconsommation de psychotropes dans un but addictif, et d'un autre côté les difficultés à réaliser cette adaptation au changement, au sein d'une société donnée.
D'emblée, il y a lieu de prendre acte de la création récente d'un centre national de bio-équivalence qui, en visant en principe à neutraliser la contrefaçon et le sous-dosage intentionnel ou fortuit, et en veillant à la conformité et donc la pharmaco-activité des médicaments, est supposé garantir la sécurité thérapeutique du citoyen. Dans la perspective d'une meilleure traçabilité des produits importés et de la vérification de l'authenticité du label d'origine, cette institution est censée œuvrer de concert avec l'ancien laboratoire national de contrôle des médicaments qui assure la validation scientifique de leur efficacité, alors que le centre national de pharmaco-vigilance cautionne empiriquement leur innocuité ou plus exactement leur niveau acceptable de toxicité. Tout comme l'initiative de la création de la ligue des conseils des pharmaciens, en se proposant d'étendre la concertation au-delà des frontières, est annoncée comme garante de la consolidation de cette sécurité thérapeutique. De même, les propositions avancées ici ou là par nombre d'opérateurs nationaux qui parlent d'une agence nationale du médicament ou d'un corps de pharmaciens-inspecteurs sous tutelle de l'administration douanière, ou bien encore d'une cellule de veille, de réflexion et d'information sur la contrefaçon, à destination des usagers et des opérateurs sociaux, portent en elles les espoirs de leurs promoteurs.
D'autre part, l'idée de renforcer le contrôle à tous les niveaux intermédiaires de distribution et par seulement à l'entrée, tout comme la suggestion de convertir la qualification juridique de la contrefaçon en crime et non plus en simple délit, du fait de la nature du préjudice, semblent judicieuses et séduire l'esprit le plus exigeant. Toutes ces initiatives sont à prendre sérieusement en considération et même à encourager, car elles sont réputées œuvrer toutes dans la même direction, celle de la limitation de l'ampleur du phénomène et de l'atténuation de son potentiel de nuisance, ce qui est en soi une intention louable, dont il faut d'ores et déjà se féliciter, au niveau des positions de principe, tout au moins. Pour le reste et comme toujours, il semble prématuré d'anticiper l'avenir et de se risquer à une quelconque prédiction au plan de leur efficience pragmatique, tant il est vrai que si «c'est au pied du mur que l'on voit le maçon», «c'est en forgeant que l'on devient forgeron», ainsi que l'enseigne la sagesse populaire. Car c'est bien là tout le problème de la réalité inflexible des faits, procédant de l'ordre nécessaire des choses, autrement plus complexe et multidéterminée que la représentation conceptuelle qu'on peut s'en faire. C'est également sans compter avec la marge d'indétermination, d'imprévisibilité et d'incertitude qui, toujours, enveloppe la phénoménologie du monde, de manière générale, et la réalité événementielle historique et sociale, de façon particulière, du moins au regard de l'entendement humain. Prétendre les sommer de se plier à notre volonté, sous la contrainte de mesures institutionnelles, de programmes techniques et d'aménagements sociaux, relève au mieux du réductionnisme simpliste, au pire de la toute-puissance magique de la pensée, et expose alors à de sérieuses déconvenues. A ce propos, il me revient en mémoire l'exemple édifiant de ce général d'état-major qui, la veille d'une bataille, en expliquant sa stratégie et sa tactique à son staff, démontre brillamment pourquoi son plan est le meilleur, et qui au lendemain des faits, démontre tout aussi brillamment à ce même entourage, mais après coup, pourquoi cela n'a pas fonctionné tel qu'il l'avait prévu.
Pour finir sur une note d'espoir consolatrice, une donnée semble certaine, et qui ne doit rien à l'action des hommes, mais bien plutôt à la nature des choses. En effet, de toutes les combinaisons possibles entre les éléments du triptyque contrefaçon / contrebande / addiction, l'une d'entre elles n'est pas pensable. Car si, pour des raisons évidentes, la contrefaçon et la contrebande font naturellement bon ménage, de même que la contrebande et l'addiction, la contrefaçon et l'addiction sont naturellement incompatibles, car la réalité de l'expérience subjective de la défonce ne peut être garantie que par l'authenticité du produit.
L'auteur est: Professeur de psychiatrie et de psychologie médicale à la Faculté de médecine d'Alger, Chef de service à l'hôpital psychiatrique universitaire Drid Hocine- Kouba – Alger Président de la Société médico-psychologique


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