Un lendemain de cuite qui s'éternise à la Grande Brasserie de Bab El Oued. Le très populaire bistrot des Trois Horloges, après un week-end pas plus arrosé que d'habitude, allait voir en cette matinée du samedi 8 mai 2007 son temps se figer. Il est 10h passées, quelques dizaines de bières ont déjà été sifflées par les éternels viciés au comptoir. Le tic-tac timide de la vieille horloge s'évanouit brusquement quand débarqua dans le bar un car de police de la sûreté de Bab El Oued. Les policiers, munis d'un arrêté de fermeture signé par le wali d'Alger font jeter clients, personnel et le patron dehors et scellent les lieux. De ce mauvais jour, Mohamed Bouchenab, le patron inconsolable de la Grand'brasse en parle comme si le monde s'était écroulé. Une vie de plus de 70 ans que brise en un rien de temps des scellés apposés par des fonctionnaires qu'il qualifie de «zélés et de militants». Ils sont venus, raconte-t-il, sans prévenir, nous mettre à la porte. Vulgairement. Comme des malpropres. Sans autre motif que la non-conformité de la licence d'exploitation avec l'activité exercée, décidée du jour au lendemain. Sommé après notification de la décision de fermeture de se conformer à la «nouvelle législation», il dépose, dit-il, quelques semaines après, un dossier de régularisation à la daïra de BEO. Un an s'est écoulé depuis : aucune réponse. Avec l'aide d'un avocat, il tentera d'obtenir la mainlevée. Mais même la justice n'a pu trancher. «A la daïra, c'est le no man's land : tu ne sais pas à qui tu as à faire ; personne n'est là pour te recevoir, t'informer, encore moins t'aider. Quand on se fait insistant, on a droit au refrain de la “nébuleuse commission de sécurité qui n'a pas encore rendu son verdict”.» Depuis une année, la Grand'brasse, rustique bar restaurant de 600 m2, classé 2 étoiles, parfaitement conservé par ses propriétaires, ressemble plus à un bateau fantôme qu'à un bateau ivre. Aux bas des pages du Livre d'or traînent presque inutilement quelques belles et célèbres signatures. Des personnalités du monde politique, des affaires, de l'art : Roger Hanin, Guerrouabi et d'autres qui comme Abdelaziz Bouteflika ont été les hôtes mémorables du bistrot. Mais les temps ont changé : les vents de conservatisme et les campagnes de moralisation publique ont asséché les faubourgs autrefois brassés et tolérants de Bab El Oued. 78 bars ont été fermés en 2006, selon le directeur commercial du groupe Castel. 2000 points de vente ont subi le même sort sur tout le territoire national. Tout ce que le FIS n'a pas osé (ou pu) faire du temps de son hégémonie sur les bas quartiers. «Et dire que durant les années 1980, la wilaya m'a ordonné de servir l'alcool à la clientèle étrangère en plein Ramadhan», dit en soupirant le patron. Accompagné de son fils et de vieux amis, il nous fait faire compendieusement la visite des lieux. Trop de choses à dire pour cette âme perturbée par le vide sidéral que dégage la salle de billard. Il ne se laisse pas attendrir pour autant : «Ce sont, dit-il, les islamistes du MSP très puissants au niveau de la circonscription administrative de Bab El Oued qui ont commandité toutes les fermetures.» «Ce sont eux qui nous ont dépossédé de nos biens», l'interrompt son ami de toujours âmmi Saïd, dit Al Mancho. Ancien maquisard, estropié des mains pendant la guerre d'indépendance, Al Mancho est fait lui aussi patron malheureux de son propre bien : le bar La Cigogne, situé quatre rues plus loin, au Kitani. La Cigogne a exhalé ses derniers effluves le 27 mars de l'année dernière. «Ils ont voulu mettre fin à 42 ans de métier. Et je ne sais rien faire d'autre. La daïra m'a demandé de changer d'activité, mais moi, je ne sais rien faire d'autre : le bar, c'est toute ma vie», raconte Al Mancho. Sa licence d'ancien moudjahid, qui lui a valu dès 1965 autorisation d'exploitation de débit de boissons catégorie 2, est arrivée «à péremption». La wilaya d'Alger lui exige désormais la grande licence restaurant (licence de 4e catégorie) pour maintenir l'activité de son bar-restaurant. «C'est la nouvelle législation», lui objecte-t-on à chaque fois. Nouvelle ? Pas tout à fait. Celle-ci date en réalité de plus de 33 ans. Le décret exécutif d'avril 1975 relatif à la réglementation administrative des débits de boissons est en effet toujours en vigueur. Pour l'administration territoriale, il s'agit d'une opération de «régularisation et de mise en conformité» décidée par les pouvoirs publics. Cette opération est rendue «nécessaire», selon un ancien haut cadre à la wilaya d'Alger, par le désordre caractérisant la gestion de ces établissements et par le souci de maintenir «l'ordre public». «Il est vrai, dit-il, que le politique n'est pas totalement étranger à ces opérations, mais elles sont dictées d'abord par le souci de maintenir l'ordre et la quiétude publics. Les rixes, les crimes, le tapage nocturne, la prostitution, la circulation de drogues à l'intérieur et aux abords des dancings, des bars, des cabarets etc. ont amené les pouvoirs publics, sous la pression du mécontentement citoyen, à remettre de l'ordre dans la filière. Les nombreuses boîtes de nuit incendiées en 2002 à Bordj El Kiffan (Alger) et même à Sidi Fredj en sont la parfaite illustration.» M. Aït Saïd, le wali délégué de Bab El Oued, dont le cabinet est décrié par les patrons touchés par les fermetures et soupçonné de collusion avec le MSP, récuse toute arrière-pensée politique. «Nous sommes des commis de l'Etat. Nous ne faisons pas de politique : nous appliquons la loi», s'écrie-t-il. Selon le wali délégué, les fermetures administratives ont été décidées après «étude minutieuse des dossiers des concernés» et dans le «respect total de la réglementation». Dans de nombreux cas, les fermetures durent depuis plus d'une année, ce qui est contraire à la loi en vigueur. Quartiers populaires : Le «vide» éthylique A Bab El Oued, les conséquences de cette campagne de «désalcoolisation» sont plus que visibles. Sur la quarantaine de bars-restaurants existants, seuls deux ont échappé à la grande lessive. Il s'agit du Grand Hôtel Kettani et du bar-restaurant Le Dauphin, situé place de la Pêcherie. Des établissements classés et propriété de la wilaya d'Alger. Autrement, la Petite Marmite, La Famille,le Faisan d'Or, le Tout Alger, Bar le Dauphin, le Zaccar, le Bar Bouaffia, les Sports, Le Scoubidou, le Bar du carrefour Triolet, tous fermés. Lassés d'attendre les nouvelles autorisations et licences d'exploitation, gelées par le Drag, certains patrons de bars ont jeté l'éponge, d'autres ont changé d'activité. Les bars deviennent magasins de prêt-à-porter, snacks, taxiphones ou plus étonnant des librairies spécialisées dans la vente d'ouvrages religieux, d'articles de toilette islamiste, k'hol, musk, etc. Du vin au divin ! Toutes les échoppes proposant des boissons alcoolisées à emporter ont été également fermées. Les consommateurs de BEO s'approvisionnent dans les circonscriptions voisines : La Madrague, ou plus près de la commune d'Alger-centre, où les cieux ont été relativement plus cléments. Du pain béni pour les rares revendeurs de la rue Tanger ou de Abane Ramdane, dont les magasins sont chaque soir pris d'assaut par une armée de consommateurs assoiffés. L'alcool y est certes disponible mais plus «salé». «Que voulez-vous ? On ne nous laisse pas le choix. Vous achetez plus cher ici ou vous faites 20 kilomètres jusqu'à Aïn Benian», se désole Hocine, vieux garçon de Triolet. De mémoire, il nous récite un par un religieusement les anciennes bonnes adresses de buvettes de Bab El Oued, aujourd'hui toutes éteintes. Le patron du Galois, bar situé entre le square Port Saïd et la place des Martyrs, à la «frontière» entre la CA de Bab El Oued et de Sidi M'hamed, a vécu, selon âmmi Mohamed, des déboires qu'il n'oubliera pas de sitôt. Le wali délégué de BEO a ordonné la fermeture du bar avant de se rendre compte, après protestation du patron, que le commerce en question ne relevait pas de sa zone de compétence. Au cœur d'Alger, quelques îlots d'ivresse subsistent encore par on ne sait quel miracle. Pourtant, la totalité des établissements, excepté ceux classés et relevant du ministère du Tourisme, ne sont pas détenteurs du sésame de la 4e catégorie. Dans les quartiers populaires de Belouizdad (Belcourt), El Harrach, Bachdjarah et autres, c'est quasiment le vide éthylique. A la côte ouest d'Alger, de Bologhine jusqu'à Raïs Hamidou (la Pointe Pescade), point d'établissements ouverts. Les débits de boissons et bars-restaurants situés dans le vieux port et à Deux Moulins ont baissé rideau. En sourdine. Le select Sidi Thameur, coincé entre le chaudron usmiste, le stade de Bolghine, et les beaux quartiers de Saint Eugène, a été réduit lui aussi au silence. Etablissement de standing, hôtel et bar-restaurant classé 3 étoiles, couché aux pieds de Notre Dame d'Afrique, Sidi Thameur a été fermé en novembre dernier. Depuis, les frères Haddouche, qui ont hérité de la SNC de leur défunt père (ancien moudjahed) et accessoirement de sa licence d'exploitation, mangent leur pain noir (la loi ne reconnaît pas le droit à la transmission par succession). Tout comme la vingtaine d'employés directs ou indirects de la maison, mis au chômage. Les Haddouche disent ne pas comprendre pourquoi les autorités ont préféré fermer leur commerce d'abord, pour ensuite leur demander de se mettre en conformité avec la réglementation. «La licence catégorie 4, nous l'avons sollicitée sans succès depuis 2002», se plaint l'aîné des Haddouche. Pour lever la suspension sur son hôtel, le propriétaire a dû se plier à une procédure administrative des plus contraignantes et accepter de signer un curieux document : une «déclaration sur l'honneur», engageant la direction de l'établissement à ne servir en aucun cas de l'alcool. «Kandahar» et les «recalés» des bars Une bizarrerie administrative certes, révélatrice néanmoins des objectifs recherchés, à savoir débarrasser les quartiers de la consommation d'alcool et «moraliser» la vie publique. Dans les zones dites touristiques, des fermetures administratives ont été exécutées à l'endroit de certains établissements pourtant réputés, comme Essefina dans le grand complexe balnéaire de Zéralda. Le boss, M. Bensaâd, n'en revient pas de la sanction qui lui a été infligée par l'administration, suite à un dépassement «malheureux» de l'heure de fermeture, fixée à minuit. «Ils m'ont brisé, se plaint-il, j'avais des clients, des Polonais, attablés cette nuit-là à la terrasse. Vous comprenez, c'est une zone touristique, je ne pouvais quand même pas les chasser», explique-t-il. Il déplore des pertes financières «énormes» : entre 1 et 1,5 million de dinars par mois. La Madrague (Aïn Benian) et ses soirées arrosées, ses boîtes de nuit, dancings, restaurants et nombreux points de vente est, elle aussi, au régime sec. Quelques fermetures ont été opérées l'année dernière, suite à une poussée de crimes, d'actes violents et de plaintes du voisinage. A Staouéli, les tenanciers de bars ont été sommés, l'été passé, par le wali délégué de Chéraga de ne plus servir leurs clients à même les terrasses. Le tourisme «sobre» fait son entrée en scène. Plus à l'ouest, à Bou Ismaïl, les «plaintes du voisinage» ont amené, en mars dernier, les autorités de Tipaza à ordonner la fermeture de tous les magasins d'alcools et bar-restaurants, au centre-ville ou au long du front de mer. A défaut de la maîtriser, la consommation explose. A l'air libre, dans les bois et les criques, les bas-côtés des autoroutes, les plages, les places publiques, tous portent les traces visibles des «nouvelles habitudes» acquises par un grand nombre de consommateurs algériens. Bouteilles et cannettes vides essaiment et désolent le paysage algérien. De nouveaux «réflexes» de consommation sont développés par la clientèle, comme en témoigne la progression fulgurante des ventes du contenant jetable ces dernières années. Le brasseur français Castel a enregistré, en 2007, une progression des ventes de 25% de son contenant «one way». En plus de la pollution, un réseau de «mehchachate» (débits et buvettes clandestins) s'est développé dans Alger à cause de ces fermetures. Les points de vente ou de consommation informels se multiplient à la cadence des fermetures systématiques et de gros profits sont brassés par cette économie souterraine qui engloutit plus de 30% du volume d'alcools produits et importés. De la rampe de sable polluée de Bou Ismaïl à R'mila à Bab El Oued, quelques dizaines de kilomètres et des centaines de buvettes sont improvisées ici et là. Kandahar, qui n'a rien de la province afghane, est l'une de ces aires de consommation sauvages qui recueille dans le belvédère d'El Kitani tous les «recalés» des bars en cessation d'activité. Dans les locaux désaffectés du défunt complexe, Makhlouf retrouve chaque soir ses copains. Le vin et la bière n'y coulent pas vraiment à flots, la bonne et la mauvaise humeur si. Assis sur des parpaings, Makhlouf et sa bande font et défont le monde. Un vrai-faux dernier verre de ce succulent Côteaux de Tlemcen ou de Mascara ferait peut-être oublier dans quelle République les Algériens sont !