Métaphysicien, poète, sportif, philosophe, acteur, Momo avait cette particularité de dire crûment ses vérités, même celles qui font mal. «Si les gens ont peur de moi, c'est qu'ils ont peur d'eux-mêmes. Ils ont fait de moi un monstre, dit Momo, mais je ne suis qu'un miroir.» Sa fille Çaliha dresse de lui un portrait tout en tendresse. «Depuis ma tendre enfance, j'ai vécu aux chevilles de mon père dans une atmosphère livresque. Il avait une prédisposition pour les choses de l'esprit et un talent avéré pour tout ce qui flirte avec l'art et la culture de manière générale. Ce qu'il a écrit s'adapte à notre génération. Quand il parle de lui, il parle aussi de nous», confie-t-elle, dans un livre dédié à son père. Momo, de son vrai nom Mohamed Brahimi, dit Himoud, a vu le jour le 18 mars 1918 à La Casbah d'Alger, rue des frères Bachagha (ex-rue Klébert), dans une famille algéroise, dont il était l'unique enfant. Son père, El Hadj Ali Brahimi, poète à ses heures perdues, était un riche commerçant, originaire de la commune de Tablat. Sa mère, Doudja Bouhali Chekhagha, est originaire de la commune d'Azzefoun, en Kabylie. En 1931, le certificat d'études Dès l'âge de six ans, son instruction est partagée entre l'école coranique de djamaâ Safir et l'école communale Mathès. En 1931, privilège suprême pour les indigènes, il obtient son certificat d'études. Son père lui répétait : «Mon fils, la liberté est en toi, ce n'est pas l'arme à feu qui fera de toi un homme libre. Ne te fies pas au drapeau, mais apprends le français, prends en le meilleur et reste toi-même.» Adolescent, un drame touche la famille, Sa mère décède et il est recueilli par sa grand-mère maternelle. Il est subjugué par les films muets projetés au casino du cinéma La Perle. «C'est au cinéma, que nous apprîmes le mieux les leçons de la vie.» Au lycée Bugeaud, il se lie d'amitié avec Albert Camus. Il rejoindra très jeune le monde du travail en décrochant «un job» de typographe à l'imprimerie Sebaoun, où une minerve lui broya une partie de la main droite. Le professeur qui l'opéra, féru de la nage en apnée, devint son ami et les deux hommes se retrouvaient souvent au bout du mole. L'apnée ? C'était sa passion. «C'est dans le fond des eaux que je m'approchais le plus de mon être éternel.» Il vécut douloureusement, les massacres de mai 1945. «Face à la formidable participation des indigènes dans la guerre contre le nazisme, le colon nous récompensa par la tuerie…» Dépité, il largua les amarres et partit à Paris, où en plus de ses rencontres avec des artistes et des intellectuels de renom — «Dès mon retour à Paris, je me suis plongé dans toutes les lectures possibles et imaginables. Spinoza, Kant, Nietszche et même Bronski, alors vous vous rendez compte ! Je me suis aperçu que j'allais vers un cul de sac. Je me suis dit : ‘'Momo, ou bien le suicide ou bien la langue de tes aïeux.» Le choix est vite fait et Momo s'attachera depuis à se rapprocher au mieux de son Créateur — il bat le record du monde de nage en apnée, effaçant Weissmuler, celui-là même qui interpréta au cinéma le personnage du fameux Tarzan. Momo joue dans Les Noces de sable, puis dans Les Puisatiers du désert et dans Pépé le Moko. Mais c'est dans Tahya ya didou, de Mohamed Zinet qu'il crèvera l'écran, s'affirmant comme un acteur romantique doublé d'un poète foisonnant qui laissera des écrits dont Casbah lumières, où transparaît à chaque fois son amour pour les siens, pour sa ville «Mienne Casbah». – Dis-mois pourquoi ton cœur palpite la vie avec ce que je respire – Et pourquoi dans ton éblouissant regard – je sens le mien s'attendrir – Dis-moi pourquoi l'œillet ardent ouvre ses œillades aux plaisirs coquets – Et pourquoi la rose se déshabille et mêle ses pétales à la gouaille populaire – Dis-moi pourquoi mienne Casbah – Le géranium préfère prier sur les tombes. – Reconnaissant, il a rendu un bel hommage à Ghermoul et Hdidouche tombés au champ d'honneur «qui étaient la plus belle paire de combat que La Casbah ait donné à la postérité, comme modèles d'hommes à suivre. Effacement et modestie, confiance et sacrifice étaient leur parure de joie.» Ghermoul et Hdidouche Naceur Abdelkader, vieil ami de Momo, enseignant de français, pêcheur et qui a joué dans Tahya ya Didou, garde l'image d'un homme accompli, intègre et humble. «On le voyait nager. La jeunesse de l'époque était sur la jetée, Mesli le peintre, Galiero, des sportifs et Momo nous subjuguait par ses exploits sous l'eau. Je l'ai connu aussi aux impôts où il travaillait après l'indépendance au boulevard Mohamed V. Je lui rendais souvent visite avec le regretté Salah Bazi, l'un des artificiers avec Taleb Abderahamane. Je lui demandais de m'enregistrer des histoires pour les faire écouter aux élèves. Il s'y pliait de bonne grâce. Il déclamait des poèmes, des qacidate de Hadj El Anka. Sa fille était une championne d'athlétisme et devait prendre part aux Jeux méditerranéens. Un jour, Momo se présenta aux Groupes laïques pour voir sa fille. Il portait sa tenue traditionnelle qui n'a pas eu l'heur de plaire à l'entraîneur. Vexé, Momo prit sa fille et s'en alla sans se retourner. Le 4×100, auquel sa fille devait prendre part, se trouva ainsi amputé d'une concurrente. Momo ne vivait que pour La Casbah, au point de nous reprocher nos départs ailleurs. Il nous traitait de «lâcheurs». Lorsqu'il parle en pataouète, c'est un véritable délice. Il avait des principes avec lesquels il ne transigeait pas. Son ami ‘'Bebert'' Camus, il l'a remis à sa place, lorsque ce dernier a choisi sa mère au lieu de la justice. On a joué ensemble dans Tahya ya Didou de Zinet, qui était un ami de classe. Le film est parti de presque rien. Alger était jumelée à Sofia. Là bas, il y avait des films sur la capitale bulgare. Chez nous rien. C'est Bachir Mentouri, alors maire d'Alger, qui a eu l'idée de faire un documentaire sur El Bahdja. Le sujet a débordé et c'est devenu un film plein de poésie.» En hommage à son compagnon des bons et mauvais jours Aziz Degag a écrit une série intitulée Deux mots sur Momo. Aziz raconte que Momo, poète torrentueux, critique avisé, intervenait souvent dans les débats à la cinémathèque d'Alger où «Boudj», maître de céans se résignait à retenir son souffle. Momo faisait exprès de provoquer. C'est pourquoi, ses emportements ne lui valurent pas que des amis. «Le lendemain, on se retrouvait au Novelty et il me sommait d'imiter toutes ses interventions de la veille. Il s'en régalait.» Degag en rit encore. C'étaient des moments d'intense émotion. Sous des apparences de dur, il était infiniment courtois et son cœur était blanc. Après les disputes et les engueulades, il viendra vous conter mille histoires qui, bien mieux qu'un discours théorique, illustrent son parcours où il est question aussi des grands fracas de la vie qu'il tente d'atténuer en livrant des messages d'espoir. La Casbah c'était son pouls. Il voulait la sauvegarder, mais ne voyant rien venir. Il a démissionné, la mort dans l'âme non sans se fendre de cette patriotique complainte. «S'il m'arrive d'écrire sur La Casbah de maintenant, ma plume déborderait de larmes de partout où est passé l'air du basilic et de l'œillet enrobé de jasmin où es-tu Casbah de jadis lorsque tombait le bleu du soir sur le bassin du vieux port…» La Casbah, toujours La Casbah Marqué par La Casbah, Momo a été aussi traumatisé par les événements qui ont endeuillé notre pays dans les années 1990. Notre poète a été témoin d'un drame. Il jouait aux dominos avec Aziouez, un animateur sportif dans un café près de djamaâ Lihoud, lorsque celui-ci a été lâchement assassiné sous ses yeux. Momo en a été profondément affecté. Fin connaisseur du septième art, il montrait un sens aigu de la critique. Le cinéaste nigérien, Omarou Ganda, en prit pour son grade. Momo lui avait reproché à juste titre d'avoir utilisé un «plan» non africain dans son film. Ganda reconnut la faute et lui fit ses plates excuses. Avec sa tenue traditionnelle, sa longue chevelure retenue par un chignon, les enfants de La Casbah, qui accouraient à sa rencontre lorsqu'il dévalait les travées de la cité, souvent un couffin à la main, le percevaient comme un personnage de contes des Mille et Une Nuits. «Un jour, se souvient Degag, il m'avait invité chez lui dans sa demeure mauresque. Avant le patio, le petit vestibule à l'entrée est barré par un tableau de Dali, représentant le Christ en croix. Une toile que Momo gardait jalousement et qui semblait avoir pour lui une grande valeur sentimentale. «Toute une histoire ce tableau, me confia-t-il. Il m'a sauvé la vie. Un jour, les paras firent irruption dans la maison. En voyant le tableau alors que j'étais en pleine méditation, ils changèrent d'attitude et repartirent presque sur la pointe des pieds…» Père attentif de quatre enfants, Çaliha, Doudja, Mohamed et Mansour, Momo a toujours eu un sens de l'humour forcené. Trop marginal pour entrer dans un moule, ses interventions sont toujours ponctuées par un rire énorme. Momo ? C'était un solitaire. Du haut de «sa» Casbah, il voulait communiquer avec la ville, avec des mots pleins de poésie, de sensibilité et de délicatesse. Mais il sentait que ça ne marchait pas et que les gens ne l'écoutaient pas. Dès qu'il a élevé la voix, on l'a pris pour un illuminé et on a dit qu'il était fou. Provocateur impénitent au tempérament de feu, passionné et râleur, il avait fait de l'insoumission un acte de foi et il est mort comme il a vécu : dans la dignité et la simplicité. Adieu Momo ! El Bahdja dénaturée est orpheline. Mais qui s'en soucie ? Parcours Momo est né le 18 mars 1918 à La Casbah. Comme tous les «Yaouled», il fera ses classes dans son quartier, où il décorche son certificat d'études. Il exercera à l'imprimerie où la machine lui broyera une partie de la main. Il dénoncera avec vigueur les massacres de Mai 1945. Il part à Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où il fera la connaissance d'éminentes personnalités. C'est là qu'il battra le record du monde de nage en apnée. Poète, sportif, philosophe, il se mettra à écrire, chantant surtout sa Casbah bien aimée. Il jouera dans plusieurs films dont le mémorable Tahya ya didou qui fera se réputation. Momo de La Casbah dit la vérité qui dérange. On le prend alors pour un fou. Mais Momo n'est ni un apprenti sorcier ni un derviche. Sa poésie inspirée de la magie de cette Casbah millénaire, aujourd'hui plus que jamais menacée de disparition, est un appel pathétique qui n'a jamais été entendu. La Casbah n'est pas un quartier, c'est un état d'âme, une civilisation héritée du temps.